Bonsoir,
J’annonçais que Juillet et Aout seraient deux mois consacrés à la sortie des archives notamment parce que je suis en plein déménagement/aménagement. Voici la 2e infolettre après celle de présentation.
Prendre le temps d’une pause et réfléchir à la suite de cette infolettre dans les mois à venir est un vrai luxe. Je tiens à cette infolettre qui mêle beaucoup de ce que j’aime, des réflexions, des lectures, des traces de la vie. Je n’ai pas envie qu’elle cesse mais le travail qu’elle demande nécessite qu’elle évolue. Si cela vous en dit, je serai ravie d’avoir votre avis, vos suggestions, vous pouvez me contacter directement sur l’adresse mail associée.
Par ailleurs, vous pouvez soutenir cette infolettre en faisant un don ici ou encore en achetant mon recueil de poésie Colostrum que vous pouvez me commander par message (mail/insta). Je le dédicacerai avec plaisir.
Bonne lecture!
1er Mai 2021
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Chère, Cher toi,
Déjà la deuxième Newsletter, la 2e ! Je vous remercie car chaque fois vous êtes davantage nombreu.ses.x et c’est un projet qui me tient à cœur et rythme mon postpartum. Aujourd’hui, j’ai envie de parler de transmission.
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"Elle est assise au troisième rang d’une salle de classe. Elle a dix-huit ans et elle bavarde avec ses camarades assis à droite et à gauche. Elle leur dit si vous voulez, je vous l’écris en arabe. Une fille du rang devant elle, se retourne et l’invective. Alors, elle se justifie. Oui, elle a appris à écrire en arabe. Son père est marocain. Elle a d’ailleurs passé l’épreuve d’arabe littéral du bac où elle a obtenu la note de 14 – mais elle a tout oublié. On lui dit que ça ne se voit pas et puis, sait-elle seulement parler ?
Elle s’empourpre et se raidit. Elle pense « est-ce que je suis légitime ? est-ce que je suis marocaine ? » et elle se plonge à nouveau dans le cours donné par le professeur pour chasser son inconfort."
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Comment transmettre à nos enfants et quoi ? C’est une question qui me travaille beaucoup. Un sujet vaste si bien qu'en en parlant des heures nous n’arriverions pas à définir un protocole de transmission. Et un sujet politique.
J’ai longtemps cru qu’il y avait une méthode et que mes parents n’avaient pas suivi le protocole jusqu’au bout car je n’avais pas reçu le même héritage culturel que d’autres. Une sorte de recette magique avant de comprendre que cela était propre à chaque famille.
Comme j’en ai souvent parlé sur les réseaux, cette question a été très importante pour moi en devenant mère et s’est notamment cristallisée autour de la question des prénoms. Je voulais que mes enfants portent dans leur prénom cette identité française et marocaine. Je voulais vraiment que mes enfants portent cet héritage en étendard alors même que je n’étais ni certaine de ce que j’allais mettre dans cet héritage ni même encore confiante de ma légitimité pour cela.
Autant vous dire que lorsqu’on m’a dit que le prénom de mon aînée était « neutre » au regard de cette volonté de transmission, j’ai eu la vague impression de prendre un uppercut dans la face. Cette personne sous-entendait que c’était bien que cela ne se voit pas trop. (coucou le racisme « ordinaire » et l’injonction à rentrer dans une norme.)
Mais pourquoi, cette question est si importante ? Et pourquoi encore nous interroge-t-elle autant ? Evidemment, nous ne souhaitons pas tout transmettre, nous faisons un choix mais nous restons ancré.e.s dans nos racines, dans une histoire familiale, une histoire d’un pays autre, d’une culture autre, d’un culte autre.
La transmission nous touche car c’est une question d’identité et qu’elle traverse le temps et la géographie. Elle traverse l’histoire.
Il y a quelque temps, j’ai lu le livre Le jardin de Badalpour de Kenizé Mourad où nous suivons la quête de la narratrice, Zahr dans sa quête d’identité, dans son cheminement. Elle part à la recherche de l’identité de sa mère, de son père, d’un lieu à elle. Où elle se sentirait elle. Fantasme une famille, une identité. J’ai été conquise par cette quête presque mortelle de chercher qui nous sommes dans nos racines lorsqu’elles sont enfouies, cachées, tronquées. Comme une reconquête d’un bien perdu.
Bien avant celui-ci, j’ai lu Le corps de ma mère de Fawiza Zwari, où la mort de la mère faisait ressurgir des souvenirs et un imaginaire qui permettaient de comprendre qui la narratrice était devenue ou encore le livre Mourir est un enchantement de Yasmine Chami qui est un beau récit de transmission d’une histoire familiale qui se mêle à l’ « Histoire » du Maroc.
A travers ces différents romans, j’ai été frappée par ce lien qui semble exister entre la figure de la mère et le leg culturel. Ce lien qui me parlait tant et qui inscrivait mon questionnement dans un cheminement plus grand que le simple mien.
« La chose dont mes parents sont le plus fiers de m’avoir transmis, ce sont nos trois langues (français, espagnol et anglais) héritées de leurs racines. […] Quand mon fils est né, c’était acté : il devrait lui aussi parler couramment le français et l’espagnol.
Nous vivons en France, alors cette prouesse ne se fera qu’à une condition, que je lui parle constamment en espagnol. C’est difficile pour moi. Après vingt ans en France, ma véritable langue maternelle est devenue le français. Je nage à contre-courant de mes habitudes, de ma belle-famille, de la crèche. Et disons-le franchement, de mon envie. […] Depuis deux ans, je redouble d’efforts pour lui transmettre cette langue, et soudain la machine s’est mise à ralentir sans pouvoir la contrôler. Puis s’est arrêtée. Je suis lasse. J’au juste envie de lui parler en français, de choisir ce qui est facile. Soudain, je me rends compte que ce n’est pas venu de moi, l’envie de lui parler en espagnol.
Je ne ressens pas un impératif à lui transmettre – à parts égales avec le français – la culture mexicaine de ma mère.
L’espagnol, c’est l’héritage de ma mère, c’est le choix d’éducation de mes parents. Aussi admirative que je sois de leurs efforts, je me rappelle que c’est leur histoire. Et, devant moi, j’ai la mienne. Est-ce que je me suis posé la question de ce que moi je voulais faire ? »
Ce lien entre mère et transmission familiale montre dans un premier temps combien la charge éducative repose sur la mère, le fameux "faire" famille. Il est nécessaire qu'une éducation non sexiste soit donnée à nos enfants et elle commence par le partage de cette charge éducative, culturelle.
Au delà de la question féministe, il y a dans la transmission ou la non-transmission, une forme de résistance. La mère est une résistante. Une résistante révolutionnaire.
Résister à la normalisation des vécus/ des personnes
Comme je vous en parlais dans la newsletter précédente, nos politicien.ne.s ont eu à cœur de venir détruire au sein des familles la transmission. De la même façon, on nous parle d’intégration ou de communautarisme. Une seule volonté derrière cela : faire taire la différence des vécus et des histoires car cela remettrait en cause l’unité (le fameux « universalisme »). Ce sont trop de voix qui viennent interroger, déroger à l’uniformisation attendue, espérée, sollicitée.
Cette "unité", c'est ce que l'on retrouve derrière la notion "d'identité blanche"*, cette identité tente de normer chaque individu pour mieux contrôler son parcours de vie et sa façon de penser. Ce qui est en dehors de cette identité est perçu comme une menace, il n’y a qu’à voir les décisions du Sénat successives de ces dernières semaines.
* sur le sujet, je vous invite à écouter l'épisode 7 : Penser la blanchité et le privilège blanc du podcast à l'intersection
Résister à l’histoire écrasante des dominants
Sans rien vous apprendre, on le sait : l’ « Histoire » est écrite par les dominants. Elle est un bulldozer qui façonne le monde selon sa volonté. Par exemple, la colonisation dans nos cours d’histoire est souvent étudiée de façon positive : les colons ont apporté la civilisation dans des lieux où donc il n’y avait pas de civilisation. Je ne sais pas si on apprend encore ainsi en ce moment mais c’est comme ça que j’ai appris.
J’ai donc passé un certain nombre d’années à lire des autrices et auteurs de pays anciennement colonisés pour apprendre qu’il existait une vie avant la colonisation et même une civilisation. Pas LA civilisation qui entraîne une hiérarchie et invisibilise toute autre forme de culture.
Transmettre, c’est ce qui permet de lutter contre cette réécriture. Lutter contre l’oubli. C’est sauvegarder un patrimoine aussi qui ne soit pas celui cherché, approuvé et encouragé par une quelconque forme de pouvoir.
Résister à un système capitaliste
Le système capitaliste dans lequel nous vivons cherche à uniformiser nos besoins pour vendre toujours plus. Cette uniformisation des besoins ne peut se faire qu’à la condition d’envier un modèle, le pérenniser et faire disparaître toutes autres voies/voix.
Cela entraîne nécessairement une hiérarchie entre ce qui est bien, enviable, et le reste. C’est la création d’une culture unique, d’une histoire unique. C’est une mort.
Personne ne s’intéresse à l’art artisanal de peuples autochtones. Cependant, lorsque Isabelle Marant fait d'un motif, issu de la culture Purepecha (peuple autochtone du Mexique), une collection : cela suscite l'engouement.
Evidemment, il s'agit d’appropriation culturelle mais je pense encore le terme mal choisi. Appropriation culturelle, c’est gentillet. On parle d’un pillage des cultures pire d’une privation et privatisation, d’une confiscation. J’ai lu au détour de mes recherches la formule « expropriation culturelle » et je trouve que cela est plus juste.
Alors je fais quoi ?
Je lis et je cuisine. Je mène mon enquête et évidemment, je travaille sur moi, aussi. Sur l’acceptation de celle que je suis, de ce qui a façonné mon identité et sur cette notion d’héritage. Est-ce que je suis marocaine ? Oui. Est-ce que je suis française ? Oui. Est-ce que je le suis toujours même si je me dispute avec mon père ? Est-ce que je le suis même si je ne parle pas la langue marocaine ? Oui. Si j’habite ici ? Ou là ?
Pour l’anecdote, j’ai souvent dit – et cela bien avant mon adolescence – que j’irais vivre en Espagne car c’était entre la France et le Maroc.
Cependant, j’habite en France. J’explique à mes enfants, je montre, je cherche des livres pour transmettre des contes et des traditions parce qu’il s’agit aussi d’une formation de l’esprit, de l’imaginaire. J’explique aussi l’histoire que je connais et les légendes entendues.
C’est un long travail parce que cela touche à l’identité et que nous évoluons chaque jour alors il faut parfois se plonger en soi à nouveau pour que notre transmission soit le plus juste possible et en lien avec les valeurs que nous portons.
Soyez-vous,
vous êtes belleaux,
Douce soirée,
Elia Malika