Précieux.ses vous,
Depuis quelques années, je débute l’année par un rituel d’écriture. Depuis deux ans, je le publie sur Instagram. Le rituel des 12 jours entre le 26 décembre et le 6 Janvier. Une forme d’introspection et de projection en même temps. Comme la lecture a une place grandissante, je pars d’une citation marquante d’une de mes lectures de l’année écoulée. C’est ce que je vous propose de lire aujourd’hui : de la littérature, des réflexions, du féminisme et de la parentalité.
1. Janvier
Quelle coïncidence de piocher cette citation de Martine Delvaux ce matin pour débuter ce rituel que j’aime particulièrement. Ces derniers mois (années ?) j’ai beaucoup écrit au sujet de la maternité, jusqu’à Colostrum.
Puis, très récemment, je me suis demandée si dans tous les mots, je n’avais pas oublié l’expérience individuelle.
Vouloir dénoncer l’image d’Epinal de la maternité, les mensonges, le manque de considération, les silences autour de la très jeune parentalité, donner de mon vécu pour dire, crier, raconter l’expérience de la jeune parentalité dans la société a pu me perdre et me fatiguer.
Oui, cette expérience c’est se retrouver souvent seul.e et désarmé.e au milieu d’une société qui aime les bébé.es silencieux qui ne prennent pas de place dans les transports, s’autogèrent pour ne pas perturber les travailleureuses ou encore qui maintiennent les mères au foyer, une société qui n’aime pas les enfants et encore moins « les jeunes ».
Oui, à le dire et l’écrire je me suis interrogée sur ma place, est-ce que je me laissais vivre ? Est-ce que j’étais bien présente, est-ce que je me permettais de conserver des choses pour moi, des petits bonbons protégés par le toit de notre logement.
Une expérience collective est aussi une expérience personnelle : donner de la voix ce ne peut pas être perdre la sienne.
Et puis, comme chacun.e sait, la place du milieu est inconfortable voire inaudible. Je ne pense pas qu’un enfant donne tout son sens à la vie ni qu’il la détruit. Une vie est bien trop précieuse pour qu’elle dépende d’une autre. Evidemment, devenir parent ça change la vie, ça bouscule et nous amène vers une mue. Vêtir une peau plus solide et moins lisse, une peau avec ses aspérités et ses cavités. Une peau de lune et de soleil. On retrouve cousue sur cette nouvelle peau des envies et des abandons, on renoue avec des envies de l’enfance puisqu’elle est tissée de nos expériences passées et s’enrichie des expériences à venir. Ainsi, plus que jamais, l’écriture est devenue une urgence et une nécessité et dans le même geste elle est laissée pour les interstices.
2. Février
« Rendre visible et normal ». Combien de fois la question de la normalité ou de l’anormalité est venue me heurter ? Non conforme à la norme. Tout le temps. Ressentir trop, vouloir trop, être (de) trop. Vouloir pas assez, être pas assez bien, pas assez douée, pas assez tout.
Cette non-conformité présentée comme anomalie voire maladie. Celle qui frôle la folie. Combien de jugements violents – sentences par voix d’hommes – ont été proférés ?
De ceux qui creusent la peau, la confiance, usent les os et l’estime de soi. Comme c’est difficile de se sentir seul.e dans les moments où notre cœur s’ouvre à l’humanité et que l’on observe le froid d’une société dans laquelle grossophobie, classisme, racisme, transphobie, validisme, adultisme sont des structures normales.
« Le normal » et ses injonctions rongent et restreignent, emmurent les esprits comme les corps. Je crains la folie depuis que j’entends que je ne suis pas normale. Pas normale dans le récit capitaliste.
Toujours présenté comme l’étrangère, l’exilée, celle qui ne fait pas l’effort d’être là où elle est attendue, la honte mord mes chevilles et se hisse jusqu’à mon ventre, noue mon estomac et parfois, me fait vomir. Venin de tous les venins, la culpabilité de n’être pas dans la norme, c’est la peur de n’être pas aimable.
Souffrir les silences, chercher les paroles qui font exploser le réel de façade et dire « moi aussi ». La parole de Pauline Harmange, c’est une porte ouverte pour faire exister ce « moi aussi », pour faire vibrer une réalité pleine d’expériences vécues et incarnées. Une réalité qui dissout la fiction capitaliste et redéfinit l’immensité des possibles. Une parole qui éteint le feu mortifère de la normalité du récit dominant.
3. Mars
De jolis mots de Martine Delvaux en cette période de l’année. Au petit matin , lire cette phrase qui m’a longtemps portée et poser des intentions pour le mois de Mars. Chercher et chérir les feux de joie et les vivre pleinement, quelles intentions pour ce mois !
Mars, le dieu de la guerre, des combats comme de la protection des sols. C’est une divinité ancrée dans la nature et les saisons. Le printemps, c’est la reprise. Chercher ce qui brûle pour éteindre les feux qui étouffent et entretenir ceux qui nourrissent. Reprendre la flamme, celle qui nous éclaire et nous fait respirer.
J’ai beaucoup lu Martine Delvaux en 2022 et Pompières et Pyromanes est un livre qui m’a beaucoup marqué, j’ai corné un nombre de pages remarquable pour leur connexion au monde, leurs références historiques, politiques et littéraires.
Cette phrase, c’était un éclat brillant : dans le même ensemble de mots, il y a la vie et la mort, le rêve et le cauchemar. Il y a le feu qui tue et celui qui éclaire et fait grandir. Les feux dont nous sommes gardien.nes et ceux dont nous sommes les pompier.es.
Le droit à l’ambivalence, la possibilité d’être multiple.
Pouvoir éteindre ou entretenir, c’est être au centre. C’est prendre les commandes et ne pas seulement suivre les odeurs de brûlé – pourtant divines – sans savoir quoi faire. C’est entrer en soi et reconnaître et choisir nos feux ennemis et nos feux amis. Se sentir légitime et fort.e. C’est surtout le pouvoir de nous sauvez nous-même. C’est un appel à se décharger de ce qui nous éteint
C’est reconnaître l’écriture et souffler doucement pour entretenir la flamme. Doucement. Accepter les saisons, accepter qu’il y a un temps pour tout et qu’il s’agit de cycle. Le printemps est une renaissance, l’émergence des feux qui nous nourrissent.
4. Avril
Ce matin, pour la première fois, j’ai voulu changer de citation. Je l’ai reposée dans la petite enveloppe et j’en ai pris une nouvelle en pensant « je ne veux pas encore réfléchir à l’écriture, que vais-je dire de plus ? ». Je n’ai pas retourné mon morceau de papier, je l’ai badigeonné de colle puis je l’ai posé sur le carnet. Maintenant, la citation est collée, je ne peux plus reculer. Et je découvre à nouveau des mots pour parler d’écriture.
Ecrire échappe au temps et au hasard, donc. Il est naïf de ma part de croire que j’aurais pu me dérober au constat que l’écriture, cette année, a pris de la place. Beaucoup. En avril, l’infolettre a deux ans, on peut lire un de mes textes dans une anthologie autour de la maternité et peut-être un recueil entier. Peut-être même qu’en avril, je mettrais un point final au premier jet de mon roman.
L’écriture et l’écriture sont deux choses distinctes. Ecrire peut se séparer du geste sans vraiment s’en séparer. Plus exactement, écrire n’est pas qu’un geste – graphique ou non.
Ecrire, c’est aussi les mots et les phrases qui tapissent nos entrailles, qui s’enroulent dans nos têtes silencieusement avant de brûler nos mains comme la morsure d’un serpent. L’urgence d’écrire, c’est la morsure de ce qui est tapi. Le temps ne peut rien contre l’Ouroboros. La linéarité n’existe pas en écriture. Il s’agit de soubresauts.
Il en va de même avec l’amour. Parfois, le quotidien le dilue dans la lessive, les couches, le cache sous le tapis ou le pousse sous le lit avec les moutons gris et silencieux. Et puis, un matin, au détour d’un rien qui fait le monde, il explose, vigoureux et scintillant. J’aime cette personne, ces personnes.
Evidence et révélation, je chéris ces moments où la beauté et l’amour me remplissent de joie. Comme un feu, il s’alimente des gestes du quotidien qui nous semblent anodins, ceux que l’on ne décèle plus puis se dresse devant nous et réchauffe ce qui se tarie.
Caroline Laurent parle de l’écriture comme un élan de vie pour celleux qui écrivent. Une connexion à soi, au monde. Ce qui est émouvant, c’est qu’elle convoque aussi, dans ses images, la danse. La danse qui échappe aussi au temps, l’intensité du geste physique rompt avec le temps chronométré. Cela me fait penser à l’une des dernières scènes du roman de Coline Pierré, Pourquoi pas la vie, dans laquelle Sylvia danse seule au milieu de toustes. Cette danse, c’est la danse d’une minute et d’une année.
5. Mai
De mémoire, j’ai toujours écrit. Plus exactement, j’avais entre 6 et 10 ans quand j’ai commencé à écrire des histoires. Pourtant, par la suite, je n’avais jamais envisager l’écriture comme une affaire sérieuse bien que j’ai écrit « écrivaine » en profession envisagée sur mes feuillets de rentrée après le passage dans ma vie de mon professeur de français de 4e et 3e (nombreuxses s’en souviennent).
Avec la maternité, le désir d’écriture est devenu plus envahissant, insatiable. En 2016, j’écris tout, tout le temps. C’est la publication de Présent Suspendu qui arrive peu après. Avoir ce que l’on a écrit dans les mains, avec une couverture et des pages imprimées, c’est une sensation étrange. Une ambivalence qui mêle joie et arrachement. Est-ce moi qui ai fait ça ? Ce qui est écrit nous appartient encore mais appartient aussi aux lecteurices. C’est effrayant, je suis vidée. L’écriture se tarie.
2021, l’écriture revient plus forte, plus impérieuse. Chaque jour, je me penche sur mon carnet vert, j’explore les mots et les couleurs. J’écris pendant les siestes. Sans le savoir, prennent forme un recueil de poèmes dont on me dira que l’écriture est « trop corsetée » et Colostrum, un journal poétique de post-partum.
Ma maternité me rend prolixe. Plus exactement, le temps de la très jeune parentalité est une parenthèse dans laquelle je me retrouve ou tout est permis pour ne pas perdre pieds au fil des nuits hachées.
Pas de masque, pas de complaisance. On ne négocie plus avec qui on est, pas le temps. On cesse – un temps peut-être – de se soucier de ce que les autres pensent, on cherche tous les moyens pour se sentir bien, pour prendre le manteau de parent en phase avec nous.
Chercher le manteau qui nous convient, ni trop chaud, ni trop léger. Pas trop lourd mais solide. Mon manteau n’est pas celui d’un autre parent, c’est du sur-mesure.
Avec le manteau viennent nos priorités, dorénavant l’écriture en est de mes priorités.
L’idée des publications me fait toujours le même effet d’enchantement – et c’est une véritable joie que l’un de mes textes soit présent aux côtés d’une interview de Vir dans une anthologie consacrée à la parentalité – et de vulnérabilité. Je vais être lue, « nue ». Que faire avec cela ?
6. Juin
Il s’agit là de mots proposés par l’une d’entre vous. L’utilisation d’un temps du passé lorsqu’on parle d’amour me met souvent mal à l’aise. Oui, il y a eu des amours passés et pourtant ils ne sont pas communs, identiques à ce que je vis aujourd’hui. Cela peut-il avoir le même nom ? Comment, par quel tour, un mot peut-il recouvrir des réalités si différentes ? Comment un même mot peut-il désigner des expériences si différentes dans ma chair ? Ne m’étais-je pas trompé, avant ?
Cette question qui s’infiltre partout et dit tant de mon manque de confiance en moi. Je doute de mes capacités comme de mes choix, toujours prisonnière du syndrome de la bonne élève. Je ne veux pas simplement choisir, je veux faire le bon choix comme si ma vie entière était une copie soumise à correction. Quelle lutte avec moi-même !
Alors, souvent, je reste là les bras encombrés de responsabilités qui ne sont pas les miennes et de relations que je peine à nommer et ordonner.
Il y a eu des peines, des avancées à tâtons, des claques et des peurs. Il y a eu cette « box full of darkness ». Des années où la lumière s’est cachée, filtrée par un brouillard dense, comme un champ de nuage. Des années à gratter ma peau pour sortir des Enfers.
Être Orphée qui remonte et voit Eurydice disparaître. Orphée aurait-il était Orphée sans perdre Eurydice une seconde fois ?
Il faut parler d’amour, parler des relations. Il faut poncer les vernis surannés qui noircissent nos cœurs et nos esprits. Si je n’avais pas grandi aux milieux des récits où une femme passive attend de se faire sauver par un homme qui deviendra alors son unique amour. Si je n’avais pas toujours été confronté aux récits des hommes-lumières sauveurs des femmes-vermines, serai-je restée aux Enfers à douter de moi ?
Si les récits de divorce et de séparation lorsqu’on a des enfants restent empreints de culpabilisation et associés à l’échec, comment ne pas ouvrir les portes à l’obscurité ? Ne peut-on pas sortir grandi.e ? Ne peut-on pas lire des récits émancipateurs ?
Des récits qui disent que l’amour est beau mais ne fige jamais un être, des récits qui disent que l’on évolue chaque jour et que l’on change. Rien est immuable, pas même le soleil.
Il y a eu des peines, des obstacles, des pluies battantes, du brouillard comme des ouragans mais jamais mon besoin de récit pour dire que nous sommes notre lumière n’a été si impérieux.
Nous ne sommes pas obligé.es de souffrir pour être heureuxses, nous ne sommes pas obligé.es « d’apprendre de nos erreurs » car nous sommes les explorateurices de nos vies, nous avançons par expériences. Nos vies ne sont pas des copies à corriger, il n’y a pas de note à la fin. Seulement, le feu qui brûle à l’intérieur de nous.
7. Juillet
Là encore des mots qui ne sont pas issus d’une lecture personnelle mais qui ont été proposés par l’une d’entre vous. En ce septième jour qui représente juillet, un appel à tout foutre en l’air.
Dans notre planning familial, juillet est le mois DU déménagement alors « tout foutre en l’air » me parle au sens premier : trier, ranger, jeter. Ne pas hésiter à tout foutre en l’air, arrêter de cumuler, conserver « au cas où ».
Mais pas seulement.
Juillet, c’est le début des vacances scolaires. Finir une année, deux mois de repos. Cassure dans le rythme. On brosse le bilan de l’année écoulée, on fait des projets pour la suivante. C’est l’heure de trier, organiser, ranger, jeter. On émet des vœux et on oublie tout. On prépare le terreau de septembre minutieusement en orchestrant des amnésies. C’est bon.
Juillet, c’est le mois où on commence à entendre le mot « canicule ». Aujourd’hui, il fait 18°, n’est-ce pas une canicule de janvier ? Juillet, c’est le temps du feu. Tout brûler, tout foutre en l’air. L’émancipation par le feu. J’y crois.
Tout foutre en l’air, c’est la table rase. Les nouveaux départs et avec la promesse d’une vie nouvelle, d’une renaissance. C’est drôle parce que cette table rase, elle se trouve pas loin d’où je suis née. C’est renaître donc, c’est la mue. Quitter nos peaux de jeunes adultes, endosser celle d’adultes un peu plus aguerris. Pas grand-chose, juste laisser les désillusions et les tourbillons qu’amène cet âge tendre qu’est la vingtaine. Combien d’année après trente faut-il pour s’en remettre ?
Juillet donc la révolution. Ce mouvement autour d’un point dont le point de retour coïncide avec le point de départ. La révolution, c’est un monde neuf. Un monde neuf où tout n’est pas un rapport de domination. Un monde où je ne suis plus inquiète pour mes enfants, un monde d’amour, un monde qui prend soin de l’environnement, des gens, des animaux. Un monde où le care est une éthique de vie pour toustes. Un monde où les comptes d’apothicaire entre « les petits avantages des femmes et les acquis des hommes » ne font plus de victime.
8. Août
Souvent, lors des ateliers d’écriture auxquels j’ai participé ou ceux que j’ai animés , la question de la légitimité en écriture déboulait avec fracas, craintes et doutes. Une sommes de croyances limitantes qui tombaient sur celleux qui prenaient la plume.
Pourtant, qui d’autres que nous est légitime pour raconter nos expériences et nos vécus ? Dans les ateliers, qu’ils soient un terrain pour des récits intimes ou des récits fictifs, il y a toujours une part de nous . Jamais l’auteurice est absent.e, jamais il y a disparition ou effacement. Un écrit est l’œuvre d’un esprit unique ou d’un ensemble d’esprits qui proposent une vision, une narration unique.
Le roman que je veux parvenir à écrire prend racine dans un sentiment d’aberration un peu daté mais qui m’est resté collé à la peau. Pourtant, même daté, même usé, j’écris depuis là.
Souvent, Rousseau est celui qui nous vient en tête lorsqu’on aborde la question de l’écriture de l’intime, du personnel …c’est-il interrogé sur le droit à écrire ?
Puisqu’il s’agit toujours « d’avoir le droit d’écrire ». Reformuler la phrase d’Annie Ernaux, c’est dire « vivre donne le droit d’écrire ».
Nos récits qu’ils soient autobiographiques ou de fiction ont le droit d’exister, doivent exister.
Cette question de la légitimité c’est la confrontation aux manques : manque d’autrices lues durant notre scolarisation, manque de représentation des lecteurices.
Cette question c’est l’œuvre de l’effacement des femmes en littérature comme dans l’histoire, c’est l’œuvre d’un monopole du lieu de l’écriture, une confiscation des images. Le lecteur est un homme blanc, intello et cynique. L’auteur est un homme blanc, cynique qui entretient un rapport ambigu aux drogues. C’est comme ça qu’on grandit avec le mythe du poète maudit. C’est l’œuvre des rapports de domination.
Encore aujourd’hui, on classe et catégorise : la littérature d’un côté et de l’autre la littérature féministe, queers, pour les femmes. Avec cette idée que « femme » est un public particulier, un public qui lit des romances légères, sans profondeur, sans style. La lectrice est légère, elle ne connaît pas la lecture et la littérature, elle se complet dans une littérature superficielle. C’est oublier les salons qui se tenaient il y a quelques siècles, c’est encore l’œuvre de l’effacement. La moquerie et la critique, tourner en ridicule. Les précieuses en sont un bon témoignage. Et précieuse, elles le sont pour nous. Pour nous souvenirs que d’autres personnes que celles qui ont confisqué la parole et l’écriture ont su et pu dire et parler, écrire et lire.
Encore très récemment, je lisais un article qui pointait le faible nombres d’exemplaires vendus pour le Goncourt par rapport à d’autres les années précédentes.
9. Septembre
« inventer des alternatives », je crois que c’est ce que j’essaie de faire avec l’infolettre mensuelle. Proposer une écriture qui peut avoir une utilité sociale et politique. C’est ce que j’essaie de faire, à ma hauteur, dans le roman qui m’occupe.
Je sens que c’est là que je me sens bien, dans ce geste. Un geste d’amour selon moi.
Défaçonner nos imaginaires, décloisonner, ébouriffer l’imagination. S’autoriser à aller ailleurs que sur les chemins balisés et tracés. Ne plus craindre les jugements selon une norme.
Je n’écrirai jamais assez comment les murs invisibles du monde m’ont fragilisée, comment ils ont été source de difficultés. Ce sentiment de décalage, d’être en adéquation avec le monde, des plaies sur lesquels les mots ont encore bien trop souvent du mal à poser un pansement sans les laisser suinter. L’effort que cela me demande de désinfecter en les tamponnant de mantras.
Ce n’est pas ce monde que je veux pour mes enfants ni pour les enfants de personnes. Je ne veux pas du sacrifice de la vie sur l’autel du bénéfice. Je me fous du capitalisme, cela ce n’est pas la vie. La vie c’est l’existence de nos chairs et de nos cœurs, des existences joyeuses, flamboyantes. Ce que je veux, c’est le droit à la joie pour toustes.
« Tracer une troisième voie là où le reste du monde ne perçoit qu’un mur ou des broussailles ». Oui, nous pouvons explorer d’autres chemins, se lover dans les broussailles. Cela jamais ne veut dire que c’est condamner et brûler ce qui existe déjà. Ce n’est pas déligitimer des joies existantes. Non, cela signifie chérir nos joies et éclairer, faire de la place, entendre le récit des joies autres que celles imprimées sous nos rétines.
Je nous souhaite de nouveaux récits comme des circuits neufs, des connexions neuves, des embrassades vers de nouveaux horizons que nos imaginaires comme nos chairs alimentent. Je nous souhaite d’avancer vers un monde d’amour, un monde où on entend avec le cœur et où nos vulnérabilités ne trouvent pas refuge dans la violence et le mépris.
10. Octobre
Pas plus tard qu’il y a une poignée d’heures, je déplorais mon manque de temps seule. Ce temps du matin entre 5h45 et 7h qui m’est si cher. Ce temps rongé par deux ans de nuits hachées, de réveils accrochés, d’enfants nichés contre une joue, une hanche, un front. Deux ans, deux fois plus de jours d’enfant malade. Les maladies chroniques, les enchaînements, les « à répétition ».
Pourtant, je me laisse dévorer volontiers par la maternité. Je la laisse mordre mes orteils et brûler mes bras. Je la laisse croquer mes joues, empester le bureau, vomir sur les draps propres, faire claquer les bisous le matin, exploser le nombre de câlins et de mots doux, m’ensevelir sous les dessins, humer les cheveux et les cous, dorloter, mitonner, porter, calculer, s’emballer, pleurer, s’inquiéter. J’y reste dans le lit blottie comme une famille de chats, je la prends et la sert fort, la main de celui que j’aime en disant : « Quelle belle journée ensemble ! Que j’aimerai que ce soit toujours comme ça ! »
J’ai beau le penser chaque dimanche soir, je sais aussi que cela recouvre de poussière l’écrivaine matinale, celle qui lutte avec ses manuscrits inachevés, ses envies de romans, de réécritures et les phrases qu’elle abrite.
« Et quand on veut être écrivaine comment on fait pour être maman ? » ou inversement.
Quelle joie de lire la question dans l’anthologie Un Jeu d’enfant, menée par Fred aux édi et d’y voir une multitude de réponses.
Elles disent, ces réponses, il n’y a pas un seul chemin. Devenir parent n’empêche pas l’écriture. Devenir parent n’empêche pas.
Elle disent, ces réponses, écrire est un travail qui demande du temps. Ecrire n’est pas inné, un mot vient après l’autre parce que le temps, le travail et l’envie. Ecrire n’est pas une potion magique, c’est toujours un peu de nos tripes et beaucoup de temps d’écran.
Elles disent, ces réponses, ce qui empêche d’écrire c’est le manque de temps et de crédit accordé à l’écriture de celleux qui ne sont pas des hommes. C’est une société qui invisibilise les enfants, les veut silencieux et bien rangés, autonomes, consommateurs. A piles, peut-être. C’est une société qui demande : je gagne quoi quand tu écris ? Où est mon bénéfice ? Que tu te sentes bien ne me rapporte rien.
A la question d’Héloïse Simon, il n’y a qu’une réponse : on fait la révolution.
11. Novembre
Il y a plusieurs mois, je découvre Décomposée de Clémentine B. Je trouve ça génial et j’en parle partout. Je m’aperçois qu’elle est déjà dans ma bibliothèque, côté livre jeunesse. Ceux que je mets un peu entre les deux parce que je ne suis pas certaine que ce soit vraiment pour les enfants, je crois que c’est pour moi. Notamment Boucles de pierre.
Boum dans ma tête.
Je comprends mieux la phrase et les petites voix coincées. Je comprends les secrets et les envers, je vois une enfant les mains dans la terre, les poches pleines de trésors. Je vois les yeux brillants, comme cette élève qui me dit « merci pour l’extrait d’Harry Potter, Madame ». Les yeux qui disent qu’on est une bien grande famille, nous, les lecteurices. Je le sais qu’Harry est devenu l’ami de cette élève qui se sent bien seule. Il est toujours là. Si bien qu’on peut en parler comme d’une personne croisée le matin à la boulangerie. Je préfère parler de Lupin, on fait le même métier après tout : professeur contre les forces du mal.
Avec ces textes, la lecture prend une nouvelle forme, de nouveaux droits. J’approfondis les ateliers d’écriture, ceux que j’anime en ligne mais surtout ceux menés en classe. La lecture fait parler, c’est une porte sur notre imagination.
J’ai à nouveau 17 ans aux premières pages de Le Guépard, je suis une autre et plutôt que de me morfondre parce que tout est déjà écrit, je vois ce qui ne l’est pas. Je pense à Bendico, le chien.
Je vois les interstices, les espaces, les vides, les creux et la mer. Je trouve ma voie.
J’aime cette place qui lit et qui fouille, j’aime les mains sales qui creusent et grattent et celles qui cueillent et plantent. Je lis et je crée, je suis légitime même dans les interstices des grands classiques.
Dans ma tête, c’est chaud. La pièce est baignée par une lumière orangée-rougeoyante. C’est un bijou cette chambre à soi, une porte et une moquette. Pour le confort et le douillet, ici, pas d’aspirateur mais de l’inspiration ou une respiration avant de se pencher sur le clavier.
12. Décembre
Je ne suis pas adepte de développement personnel. Enfin, plus trop. Evidemment qu’un temps, j’ai aussi voulu concourir à être une meilleure version de moi-même. M’améliorer, éclore à moi : plus sportive, plus épanouie, plus branchée, plus de méditation, de bio, plus de gouter maison, plus de tout et moins de moi.
Comme beaucoup, j’ai acheté des livres. Je les ai revendus depuis.
Un beau matin, au cinquième sous-sol, j’ai compris qu’une meilleure version de soi, c’était estimer que nous étions pas assez bien, qu’il fallait tendre à des normes. Des normes qui n’avaient rien à voir avec moi, des normes qui tendent à lisser et à culpabiliser.
Me rendre responsable de n’être pas assez : un coup de mou ? C’est probablement qu’il me faut un extracteur de jus. J’exagère mais pas tellement. Comme pour tout, il y a des personnes compétentes, on appelle ça des professionnel.les.
Après ce passage, mon estime de moi est ressorti tailladé et se montre encore fébrile parfois. Pourtant, dans cette citation et le développement d’Anaïs Nin ce n’est pas au développement personnel que j’ai pensé. C’est à des lignes de conduite, à une résistance douce, à une révolution mielleuse. C’est au pied de nez à des injonctions qui nous font gerber. C’est à des changements de nous vers le vivant. Pas des luttes vers les institutions qui ne nous écoutent pas, ne nous considèrent pas, ne nous voient pas. C’est nous créer.
C’est d’encourager nos volontés qui sont si mal menées par le monde, par le groupe. C’est dire, je peux faire un pas de côté, me désolidariser du groupe parce que ma volonté créatrice pour un monde meilleure se trouve ici et pas là-bas. C’est ici que je me sens bien, que je peux faire du bien. C’est ici que je m’aime et que je peux aimer.
Ce qui m’a touché, c’est le fait de souligner que nous somme toustes capables. Toustes légitimes et que c’est bon de le lire quand bien trop souvent on nous refuse ces mots. Ce que je nous souhaite c’est de nous nourrir intérieurement, de tendre à la joie. C’est à être lumière sur le chemin sombre que nous traversons.
Pour cette année, je vous souhaite de belles lectures, de beaux échanges, de la joie et de l’amour. C’est probablement niais quand on observe ce qui se passe aujourd’hui autour de nous, naïf quand on voit les rapports de force se durcir mais c’est aussi une radical que de réenchanter nos existences là où on nous le refuse.
Au mois prochain où je reprendrais les infolettres habituelles,
Belle journée
Elia