Bonjour à toustes,
Avant de vous laisser avec l’infolettre,
je tiens à remercier celleux qui me soutiennent via la newsletter payante autour de mon (mes?) processus d’écriture, mes impressions de lecture et mes inspiration.
et pour celleux que cela intéresse, il y a un Mother Book Club à la fin de la semaine autour du livre En pleine Mer(e), de Noa Landret, vous pouvez m’écrire à cette adresse si cela vous intéresse : cotidianeleblog@gmail.com
On arrive sur la fin du mois de janvier et la fin du Dry January contre lequel certains de nos « hommes politiques » ont protesté au nom d’une sacro-sainte « culture française ». J’ai vraiment du mal avec cette idée d’une culture immuable qui prévaut sur tout. C’est aussi ce mois-ci que j’ai commencé une lecture qui parle de travail et de paresse1 ce qui n’a rien à voir avec le sujet… sauf qu’à plusieurs reprises je suis tombée sur ce genre de phrases :
Dès qu’il a été question d’un confinement, comme en Chine quelques semaines plus tôt, comme en Italie la semaine précédente, Emilien a pris la décision de venir à Sormiou. Il a chargé sa vieille bagnole de livres, de vivres. Un cubi de vin rouge, des pâtes, des conserves.
ou encore
Elle ouvre ses volets. Attrape une bière fraîche dans son frigo. S’assied sur son canapé. Ces dix heures de moto l’ont quand même un peu fatiguée.
Il y a quelques années, je n’aurais pas sourcillé. C’est normal de prévoir un petit remontant, un petit plaisir pour quand ça va moins bien ou quand on a eu une journée difficile. En lisant ces phrases, je me suis aperçue de combien la consommation d’alcool est banalisée.
Je ne bois plus d’alcool ou alors en de très rares occasions depuis des années, quatre ou cinq ans. Longtemps, on a mis ça sur le compte de mes grossesses ou de l’allaitement ou que sais-je…si évidemment mes grossesses m’ont amenée à penser ma consommation d’alcool, il ne s’agit pas de ça MAIS il fallait bien trouver une raison, justifier l’arrêt de ma consommation d’alcool parce que de prime abord, boire va de soi.
Arrêter de boire est vue comme une « situation problème », pas la consommation d’alcool malgré les effets néfastes connus et reconnus sur nos organismes.
Même les spots publicitaires du genre « celui qui conduit, c’est celui qui ne boit pas. » m’interrogent. Cela sous-entend-t-il qu’une personne se sacrifie pour que les autres puissent consommer en toute quiétude et sans limite ?
La question n’est pas de légiférer sur nos pratiques privées ni de donner encore un peu plus de pouvoir à l’Etat et aux lois déjà intrusives sur nos vies. Il ne s’agit pas non plus de criminaliser, pas d’interdire la consommation d’alcool mais bien de pouvoir s’interroger sur cette consommation et notre perception de « la socialisation des adultes », c’est pouvoir prévenir les risques et changer de paradigme pour nos enfants. Il n’est pas non plus question d’être la voix d’une morale quelconque.
Et puis, il est évident que le néolibéralisme se nourrit autant d’un appel à “la sobriété” et au minimalisme que de la (sur)consommation.
Ma généraliste habituelle m’écouta quand je finis par lui dire que je buvais trop. Elle demanda les quantités, et le rythme. Oui, c’était trop. Mais arrêter, j’en étais incapable. Une vie d’abstinence n’est pas une vie. Et réduire, mon surmoi hélas ni suffisait pas. C’était trop lui demander : il s’occupe déjà de ma ligne, de mon sport, de ma politesse, il lui fallait boire pour affronter tout ça.”2
On retrouve ces phrases chez Marie Darrieussecq lorsqu’elle parle de son rapport problématique à l’alcool. La multitude des injonctions reçues par les femmes ou les personnes perçues comme femme poussent à la consommation et l’alcool n’échappe pas à la règle. D’autant plus que le marketing cible davantage les femmes.
« L’intérêt de cibler les femmes est qu’elles ne “ boivent pas suffisamment ” par rapport aux hommes, en tout cas au regard des industriels de l’alcool », avance Karine Gallopel-Morvan, professeure des universités à l’École des hautes études en santé publique (EHESP).
Longtemps, j’ai eu du mal avec cette idée de ne pas boire. J’ai toujours eu du mal à me sentir intégrée à un groupe, la socialisation n’a jamais été facile alors bien souvent, je faisais comme tout le monde. C’était plus simple. Ne plus boire en soirée, c’était faire bande à part, craindre de passer pour la rabat-joie (ce que je suis souvent malgré moi) et surtout je pensais que j’étais un problème puisqu’incapable d’être “comme les autres”.
Boire en soirée durant ma vie étudiante a eu un impact négatif sur ma santé mentale. Certaines fois, j’étais persuadée que si je ne voulais plus boire c’est parce que j’avais peur de la moi alcoolisée qui aurait été le « vrai moi » et a contrario, le moi sobre aurait été une espèce de figure de substitution de mon être véritable et ma vie n’était donc que mensonge. J’ai pensé que ne plus boire était une contrainte, une perte de liberté. J’avais inversé la réalité des choses : c’est sur “le moi alcoolisé” qu’on ne peut pas compter et justement parce qu’il est alcoolisé, par parce qu’il représente “l’essence pure” d’une personne. C’est le moi alcoolisé qui est défaillant, pas l’inverse.
A quel moment est-ce normal de penser que ne pas consommer un produit, c’est ne pas être vraiment soi ? Cette idée s’est ancrée en moi avec le temps via notamment des lectures, des séries ou encore des magazines. L’alcool comme révélateur. L’alcool est festif, c’est pour les gens cools et créatifs. Ce sont les poètes et les écrivains. Je me souviens d’une époque où je regardais Californication et où j’enviais ces personnages qui pouvaient boire et écrire des œuvres de génie ( la série est bien plus problématique que ça, je vous l’accorde.) Marie Darrieussecq écrit également :
Et ce chiffre magique, deux ou trois, rassurant, anecdotique. Faulkner et Hemingway descendaient leur bouteille de whisky quotidienne. Marguerite Duras buvait jusqu’à huit bouteilles de vin par jour, nuit comprise, à l’époque où elle écrivait La maladie de la mort. ”Le pire, c’est quand on ne peut pas s’endormir dans la nuit […]. Alors là pour moi, le palliatif idéal c’est l’alcool. Toutes les heures, du vin. Je l’ai fait, c’est excellent.” Jean Rhys n’a terminé son magnifique Voyage in the Dark qu’à coups de deux bouteilles de vin par jour. Lawrence Durrel parle d’un maître tao qui l’aida à faire baisser “sans effort” sa consommation de vin rouge “ à quatre ou cinq verres de vin par jour contre mes deux litres ou deux litres et demi habituels"." Et quoi, Nathalie Sarraute a vécu quatre-vingt-dix-neuf ans avec deux ou trois whisky-Perrier tous les jours à l’heure du thé, plus une dizaine de cigarettes.” Elle soignait son insomnie du milieu de la nuit par “un petit verre de vodka et quelques tranches de saucisson.”3
Je me souviens de Sex and the City ou Bridget Jones et de me dire qu’il fallait que je trouve « mon cocktail signature». Je me souviens de Greek ou encore de Gossipgirl. Je me souviens que l’alcool se trouvait toujours du côté de l’émancipation, du côté « femme indépendante et libérée », du côté de la réussite. Et je voulais réussir.
Ce n’est que récemment que je me suis souvenue que ce côté émancipation, c’était surtout la projection de codes masculins de LA virilité. Une virilité toxique. Je me suis souvenue qu’on encourageait les femmes à boire mais qu’on leur reprochait d’avoir bu quand elles étaient agressées.
Cette fameuse réussite c’était exactement un problème de société. Un problème que la multiplication des mèmes et GIF représentant une mère avec un verre d’alcool géant pour marquer “le temps pour soi” ou le répit une fois le coucher des enfants passé évoquait avec ironie. Hop, comme toujours, le capitalisme avait réussi à intégrer une limite pour en faire une nouvelle injonction à la performance.
Comme l’expliquaient les sociologues Luc Boltansky et Eve Chiapello en 1999 dans Le nouvel esprit du capitalisme, le capitalisme- dont le néolibéralisme est une version hypertrophiée - dispose d’une technique qui lui permet de survivre à peu près à tout: prendre la critique en compte, l’intégrer et se métamorphoser pour y échapper.4
Ainsi, les injonctions contradictoires qui veulent que les mères soient actives, soient des épouses exemplaires, tiennent leur intérieur, s’occupent des enfants (deux en général, une fille et un garçon, parce que c’est comme ça qu’on s’accomplit apparemment), soient sportives, soient en bonne santé et souriantes trouvent la solution dans l’alcool. Les images sont claires : c’est intenable mais il faut boire pour l’oublier. C’est intenable mais consomme, devient meilleure.
J’ai grandi avec des proches alcooliques. C’était normal qu’il y ait du vin sur la table à chaque repas, normal que ce soit un rite de passage pour entrer « à l’âge adulte ». Il fallait fermer les yeux sur les adultes qui titubent en se levant, fermer les yeux sur les discours entendus imbibés d’alcool et les blessures qu’ils infligeaient.
En dehors des représentations auxquelles nous sommes confronté-es, il y a aussi toute la gestion des émotions et de “qui répare les dommages” causés par l’alcool ? Et sans surprise, le care… c’est encore sur les femmes qu’il repose et d’autant plus dans la sphère familiale.
https://www.elle.fr/Elle-a-Table/Les-dossiers-de-la-redaction/News-de-la-redaction/Yoga-biere-3523301
C’est donc cette association de valeurs morales à la consommation d’alcool et les messages subliminaux qui nous sont envoyés qui m’interpellent et me questionnent en tant que parent. Dans ma tête, une petite veilleuse s’est allumée pour faire attention à ce qui est transmis à nos enfants notamment dans l’optique d’une éducation où la virilité toxique n’est pas associée à un modèle de réussite sociale, où la domination n’est pas une voie privilégiée dans nos relations, où nous apprenons ce qu’est le consentement et le respect de l’autre.
Finalement, c’est peut-être ça le propos de toutes ces réflexions, c’est de se dire qu’il n’est pas possible de ne pas éduquer nos enfants à l’alcool parce que notre environnement le fera à notre place et que boire à outrance quand on est étudiant est un leitmotiv dans les séries qu’on regarde, que l’alcool qu’on consomme est encore un signe d’appartenance à une classe sociale, parce que toutes ces choses échappent à une véritable prévention et un discours objectif de responsabilisation.
Au moment où je termine cette infolettre, j’écoute la voix de Clémentine Sarlat dans son podcast La Matrescence et il se trouve que ce matin, elle parle d’alcool et de sa (non)consommation alors je file l’écouter.
Belle journée,
Elia
Hadrien Klent, Paresse pour tous
Marie Darrieussecq, Pas dormir
Marie Darrieussecq, Pas dormir ( le passage contient beaucoup de références - p.62 dans l’édition Folio)
Camille Teste, Politiser le bien-être