Bonjour,
Je suis toujours impressionnée par le pouvoir de la lecture, comme une lecture peut tout chambouler. J’avais prévu une infolettre sur un thème et puis finalement…finalement quelques pages de Myriam Bahaffou est le sujet est oublié pour écrire ce qui me semble essentiel maintenant.
« « Ce jour-là, me dit-il, tu étais non seulement belle et puissante, mais aussi -et surtout- tu avais l’air « riche. » Il avait prononcé « riche » lentement, en laissant fondre le mot sur la langue comme on savoure un bonbon. Lors de cette arrivée flamboyante à Paris, j’étais apparue pour lui comme une espèce de working girl suisse, pressant le pas pour ne pas rater son dîner dans un grand restaurant parisien. A ces mots, j’avais rougi intérieurement ; au-delà de la validation hétérosexuelle dont j’avais encore terriblement besoin, c’était ce mot qui m’avait rendue fière : j’avais l’air riche. J’avais réussi à adopter l’attitude, les manières, la démarche qui me faisaient, pendant un instant, respirer la richesse. Je jubilais de fierté. […] Si mon copain m’avait perçue comme naturellement riche (et visiblement, il n’était pas le seul ), c’était parce que j’avais réussi à éradiquer la moindre trace de pauvreté en moi. »1
Ce passage a fait remonter à la surface deux souvenirs distincts. Le premier c’est la joie de recevoir en cadeau un portefeuille couleur lilas d’une marque de maroquinerie. Déjà pour la couleur mais aussi pour la marque et le référentiel qui se déployait dessous. Je m’imaginais sortir ce portefeuille lilas de mon sac et qu’autour de moi, on pense « elle en fait partie ». Partie d’une sorte de classe sociale fantasmée qui effacerait les années de trimes financières qui viennent de s’écouler.
Le deuxième souvenir, c’est une discussion un matin au collège. Nous parlions d’enfants et d’éducation, de nos expériences personnelles, de ce que nous percevions des expériences de nos proches ou des enfants que nous accueillons et une collègue m’a dit :
« Il n’y a pas si longtemps, ma fille m’a dit qu’elle pensait qu’on était pauvre quand elle était petite parce qu’elle n’avait pas tout comme ses copines, je ne voulais pas.»
Cette remarque d’une fille à sa mère est venue s’accrocher à ma peau jusqu’à ce que je la reçoive vraiment en lisant les premières pages de l’essai de Myriam Bahaffou.
La phrase entendue par ma collègue, j’aurais pu la dire à ma mère. J’ai souffert de ne pas avoir de vêtements de telle marque ou les mêmes choses que mes copines, d’être constamment renvoyée à une forme de déclassement social. Exactement comme la fille de ma collègue. Je ne comprenais pas pourquoi nous n’avions pas tout ce que nous voulions. La seule raison valable c’était que le refus de mes parents ne pouvaient être motivé que par le manque d’argent. C’est simple : nous sommes conditionné.es par un monde capitaliste néolibéral dans lequel la consommation est survalorisée donc soit on a de l’argent et on le dépense comme il faut soit on est pauvre.
Nous n’étions pas pauvres et j’ai mis longtemps à le comprendre. En revanche, ce que la société me renvoyait, c’était une autre réalité. Je suis l’aînée de quatre enfants de l’union de ma mère, charentaise et de mon père, immigré marocain. Alors, nous devions être pauvre. A ce problème de classe sociale dont je n’avais pas les codes, s’ajoutait le racisme ambiant.
Une fois où je n’avais pas fait mes devoirs, un professeur a simplement souligné que cela ne l’étonnait pas au regard de mes conditions de vie. La honte. Je n’ai pas protesté, je n’étais qu’une élève et je ne comprenais pas de quoi il parlait. Une institutrice en primaire supposait que c’était en raison de ces mêmes conditions de vie que j’avais déjà passé la serpillère à 10 ou 11 ans. Ce n’était pas une question de responsabilisation ou d’éducation par choix : c’était imposé par mon père marocain et ma famille pauvre. Sinon, nous aurions surement eu une femme de ménage. La honte.
Mon nom de famille indiquait que j’appartenais à un ailleurs, jamais à la France. C’est à l’école que j’ai appris ça. Peu importe la nationalité de mes parents, peu importe tout, mon nom dit « l’ailleurs » et cet ailleurs était pauvre. C’était comme ça. Entre les choix éducatifs de mes parents et les connotations attachées à mon nom de famille, je ne pouvais pas échapper à la pauvreté voire à l’illettrisme supposé qui régnait dans mon foyer.
Plusieurs fois, j’ai précisé le statut de professeure agrégée de ma mère, faire-valoir extraordinaire en milieu scolaire ou que mon père n’était pas comme les parents des autres enfants d’immigrés. Non, lui il était arrivé avec une bourse d’étude, il avait fait des études à l’université jusqu’en master et même, même, il était chef d’entreprise. Je me justifiais bêtement pour expliquer que je n’étais pas l’enfant du stéréotype. La honte et l’impression d’être en marge s’est ancrée sous ma peau par ce chemin-là.
« Être pauvre, c’est avoir constamment honte. »2
Ce que les médias n’ont jamais dit, ce que la société ne voulait pas voir c’était la nuance, la pluralité. Je pouvais ne pas vivre dans une tour HLM même si mon père était arrivé en France dans les années 80, nous pouvions ne pas avoir de femme de ménage simplement parce que ma mère a toujours refusé de faire faire son ménage par quelqu’un et que pour elle, tenir sa maison ça voulait aussi dire transmettre ce savoir à ses enfants le dimanche matin après Batman ou La Ligue des justiciers.
Nous avons des parents avec des principes d’éducation anticapitalistes ( un jour je vous parlerai peut-être du projet de thèse de ma mère dans les années 80 sur la fin du travail salarial au profit de l’auto-entreprise et la casse de notre système de solidarité dans les années). Le discours de mon enfance fut : pas de marque, finir d’user, s’interroger sur l’utilité véritable d’un tel achat. Mes parents ont grandi dans des milieux populaires très différents et malgré leur ascension sociale, cela est venu nourrir leur conviction politique. Et cela fait partie de ce qu’ils m’ont transmis.
Nous n’étions pas pauvres lorsque j’étais enfant mais j’ai frôlé la pauvreté lorsque j’ai commencé à travailler en étant mère célibataire avec un enfant. Souvent, j’ai compté au début de cette vie de mère alors j’ai les conversions rapides. Je convertis en repas. Combien de repas avec cette somme ? (Il n’y a que les livres avec lesquels cela ne fonctionne pas)
La vérité, c’est qu’au creux de cette enfance-là, là où je pensais que c’était par manque que je n’avais pas le poupon de telle marque ou les vêtements de telle autre, il était simplement question de choix. Il s’agissait d’être acteur.ice de sa parentalité, s’en saisir à bras le corps. J’étais vêtue, je n’avais pas faim, il faisait chaud chez moi et on prenait soin les uns des autres. Mes parents pouvait aider untel.le ou envoyer telle somme d’argent pour payer la facture d’eau de ma grand-mère ou pour contribuer à la scolarité de ma cousine.
De tout cela ce que je garde en tête c’est la dignité de mes parents et la force de leurs convictions politiques. Partager est un mot incarné dans ma vie et je le dois à cette enfance-là.
Profiter de ma situation mais sans ne jamais fermer les yeux, avoir conscience de mes privilèges, savoir qu’une vie est une vie et qu’appauvrir le voisin ne nous enrichira pas.
“La question de l’amour est celle de l’hospitalité inconditionnelle.”
Anne Dufourmentelle
Cela dit, j’ai tout de même développé une fascination pour le monde des riches. Une sorte de pendant à la honte que j’avais de ne pas « avoir » comme les autres. Il y a ces fois où je mentais pour fabriquer un « moi aussi », ces fois aussi où je sentais la honte cuisante de ne pas avoir les codes sociaux. La honte d’être l’intello parce que je ne regardais pas de téléréalité mais que je pouvais énumérer plus de deux conflits internationaux en classe de 2nd pour le plus grand plaisir de mon professeur. Que savais-je de l’anticapitalisme à cet âge ? Rien.
Evidemment, que je voulais en être, que je voulais me sentir intégrée au groupe et ne pas rester sur la marge. La marge de quoi ? Je ne savais pas bien. Je savais seulement que c’était très inconfortable d’être dans l’adaptation, de courir derrière des représentations, le sentiment d’avoir toujours un coup de retard, de ne pas toujours tout comprendre.
Il y a donc en moi cette tension : la volonté d’appartenir à la classe des riches celleux qui possèdent (et donc possèdent le monde) et cette interrogation lancinante sur l’utilité de ma dépense. Mes paniers sur les différentes applis que j’utilise de vente privée en témoignent, j’ai des envies mais je suis incapable de valider les paniers.
Evidemment, cela a aussi conditionné mon incapacité à aller où je souhaitais professionnellement. J’étais « une fille », j’étais « pauvre », j’étais « issue de l’immigration » dans le regard des autres. J’étais rarement moi. Je ne l’étais qu’au sein de ma famille et c’était bien insuffisant pour me donner la force nécessaire de croire que je pouvais aller partout lorsque j’étais adolescente ou jeune adulte.
Je rêvais le métier de journaliste ou celui d’avocate ou d’écrivaine. Pourtant, je ne suis jamais allée jusqu’au bout, j’ai échoué à. La marche me semblait bien trop haute et j’avais la peur vissée au ventre d’être démasquée. Si j’ai senti une forme d’apaisement en devenant professeure, c’est aussi parce que j’étais conditionnée pour être une excellente élève à l’école de la reproduction sociale. J’allais là où le chemin était balisé et c’était rassurant. Cela l’est encore et pour être transparente c’est seulement après presque une dizaine d’année que je me sens légitime au poste auquel je suis.
Je n’ai pas de regret. J’avance et je bouge chaque jour, c’est une chose qui me convient. J’essuie toujours des échecs évidemment mais je pense aux différents enchevêtrements qui m’ont conduite là où je suis, à l’écriture que je pratique assez souvent, peut-être pas assez comme je voudrais mais c’est suffisant aujourd’hui.
Dernièrement, ma fille aînée m’a dit « Ma copine veut qu’on aille manger à Burger King ». Le nom d’un des temples du capitalisme dans la bouche de ma fille a réactivé la boucle, le manque de précision aussi. Où ? Avec qui ? Quand ? Comment ?
Je me souviens combien moi aussi je voyais McDo en 3D lorsque j’étais petite. C’est exactement la même tension que devant mon panier à valider : développer un sentiment d’appartenance ou s’interroger sur la vision du Burger King.
Ma seule réaction a été l’agacement. Non, non et non. Si elle m’avait dit « manger avec ma copine » tout simplement, je sais que je n’aurais pas été submergée par l’agacement mêlée au rappel de la honte de ne jamais aller dans un fastfood comme les autres (alors que nous y sommes déjà allés avec elle).
Elle avait dit « à Burger King » en insistant sur ce dernier avec toutes les projections que peut faire une enfant de son âge sur le lieu, le « on » indéfini supposait que les enfants étaient seules ensembles, ce qui me semblait impensable.
J’ai dit « non », même pas un « oui mais » et j’ai senti le spectre de ma mère me traverser. J’ai compris que quand on peut dire « oui », dire non, ce n’est pas simple. (je vous promets, je n’écris pas autant pour hurler « non » quand il s’agit de doigts dans la prise ).
J’ai essayé de lui expliquer avec des mots à sa hauteur, ce que je voulais vraiment lui dire, que je ne voulais pas qu’elle se sente « en marge » mais je sais que je parlais dans le vent. Elle était frustrée et vexée, elle a dit « on peut jamais rien faire ». J’ai su que potentiellement à ce moment-là pourrait naître la honte.
« N’aie pas honte. Et si tu as honte, trouve dans la honte une raison et une manière de t’opposer et de t’engager. Parce que la honte, celle dont on fait l’expérience lorsqu’on est minoritaire ou dominée, qu’on ne correspond pas à la norme (blanche, masculine, hétérosexuelle, en bonne santé physique et financière) et qu’alors on apparaît à la fois trop et pas assez, trop visible et sous-représentée, cette honte-là est aussi le début de l’empathie et de la relation. Les yeux qui se baissent, la peau qui rougit sont aussi une passerelle, comme le suggère Eve Kosofsky Sedgwick, une main tendue. Si tu as honte, ne porte pas ta honte toute seule. Fais usage, plutôt, de la contagion. »3
Parfois, nous sommes maladroit.es. D’autres fois, nous n’avons pas le temps. Pourtant, à chaque fois que nos décisions de parents sont mues par une volonté de changer le monde, rentrer et tout casser du vieux monde des systèmes de domination monstrueux, mues par une volonté politique de défendre un monde plus juste pour nos enfants, c’est un cadeau que nous leur faisons.
Peut-être que nos enfants comprendront à rebours, comme j’ai pu le faire et alors iels sauront l’amour et cela pansera des plaies sans jamais creuser de regrets.
Nous sommes en pleine période de la magie de Noël et celle en laquelle je crois, mes paillettes, c’est celle-ci : nos luttes sont des cadeaux à rebours, les cadeaux de comprendre plus tard, comprendre par infusion, par diffusion, par rébellion. C’est un cadeau d’amour et c’est une chose sublime.
Chaque jour est un immense calendrier de l’avent queer et féministe.
Belle journée,
Elia
Myriam Bahaffou, Des paillettes sur le compost - Le passer clandestin
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Martine Delvaux, Le monde est à toi - Les Avrils