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Hello,
Déjà la mi-avril, cette infolettre part de plus en plus tard alors même que j’y tiens beaucoup ! Pour cette 26ème lettre, je veux vous parler de langue.
Si vous me suivez sur les réseaux sociaux, vous devez déjà connaître ma passion pour la langue, le langage que nous utilisons, ses transformations, son oralité. Une des choses que je trouve fascinante avec la parentalité, c’est le fait de voir une autre personne découvrir les mots et l’usage de la langue sous nos yeux. On est l’une des premières personnes par qui le langage advient, c’est un phénomène extraordinaire.
Ainsi, je suis toujours émerveillée que des enfants d’un même âge connaissent une palette de mots différentes mais je suis aussi émerveillée que ces mêmes enfants connaissent les mêmes mots. C’est dans ces moments que je comprends ce que veut dire « parler la même langue ». Cela veut dire qu’on emploie les mêmes mots. Pourtant, il n’y a pas longtemps, j’ai (encore) entendu un parent dire :
« Non mais moi j’apprends les vrais mots à mon enfant, c’est important. »
Il y a quelque chose qui me dérange dans cette tournure et ce n’est que là, devant l’école entre deux averses que j’ai compris pourquoi. Si ce parent se positionne comme « apprenant les vrais mots » et semble en tirer une gloire certaine, c’est probablement en opposition à celleux qui apprennent « les faux mots ». Existe-t-il des « faux mots » ?
Depuis toujours, mon dictionnaire préféré est celui des synonymes. Ces mots qui “veulent dire la même chose” mais avec des nuances et des degrés distincts. Les synonymes ne veulent pas dire la dire la même chose, ils ont un sens proche. C’est une forme de bouquet de mots où l’on choisit celui qui nous plait davantage dans sa subtilité ou sa sonorité. « Le vrai mot », c’est le mot qui parle du monde et de nous dans ses lettres et son chant.
Je repensais à ça quand j’ai lu un article du monde diplomatique sur le livre dans lequel cette phrase m’a percutée « Mais ce qui domine l’ensemble, et de loin, c’est la tonalité néonaturaliste, censée peindre le réel en toute transparence. » La recherche de la transparence en permanence. Cet espèce de fantasme de l’objectivité, de la transparence, de « tout le monde verra la même chose ». Il y a parfois tant de transparence que c’est creux. Ce qui se cache derrière ce terme lorsqu’on parle de la langue, des récits, c’est une volonté d’effacement, d’éradication et d’uniformisation. Rechercher la transparence, c ’est ôter la vie et les nuances à nos phrases, nos échanges, nos lectures.
Evidemment, c’est important de nommer les choses. Les nommer sans tabou mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faut appauvrir notre langage. Cela n’est pas un appel au “factuel nu”. Il y a mille façon de nommer « les vraies choses » car ce qui est vrai est d’abord ce qui est vécu et que d’un être à un autre, il y a toujours des différences, des nuances, des aspérités qui font qu’un vécu ne vaut jamais un autre. C’est ce qui nous façonne en tant qu’individu et c’est cette richesse de se dire de mille façon que j’ai à cœur de transmettre à mes enfants. En opposition à la transparence du langage, nous pouvons opposer son opacité c’est-à-dire la matière que nous sommes à l’intérieur des mots que nous choisissons.
La dictature du réel et de la transparence est une confiscation du langage. Et cette confiscation sert le capitalisme.
« L’une des armes les plus déterminantes du système néolibéral est bien cette confiscation des signes et des mots qui transforme en une novlangue l’organisation financière et commerciale en loi naturelle, par la voie des textes rédigés en globish. »1
On retrouve cette phrase dans le début de l’essai Marie José Mondzain, je trouve qu’on comprend bien le propos si on l’illustre avec l’utilisation du mot « profit » ou de « profiter ». Même le simple fait de parler entre nous devrait répondre aux exigences néolibérales.
La dictature du « vrai mot », c’est la disparition de nos héritages. La fin de nos patois transmis par les grands-parents, la fin des mots ou tournures régionales. Il n’y a qu’à voir comment le simple mot de « chocolatine » déclenche les foudres des polices de la langue. C’est couper un peu plus la langue de ceux qui la parlent et continuer à creuser un fossé. Ce même fossé qui fera entendre des plaintes comme « les jeunes ne savent plus parler », « ils inventent des mots pour dire des choses qui existent déjà », “les jeunes parlent mal”. Discréditer le “parler jeune”, c’est croire à une uniformité inexistante d’une langue parlée par une génération, c’est oublier que nous avons tous joué avec les mots et la langue, les syllabes leur ordre et surtout c’est saper les tentatives d’émancipation d’une langue normative.
Peut-être oui que les mots inventés existent déjà mais nos discours, l’uniformisation à tout va, la contrainte dans les choix des œuvres littéraires à étudier en classe, tout cela tend vers la perte de vocabulaire…et on s’étonne d’une résistance par la création de celleux que l’on prive de mot.
“Par la loi, le français est imposé et les autres langues sont interdites. Une série de dispositions sont prises en 1793 et 1794, en relation avec le rapport de l’Abbé Grégoire sur la nécessité de l’éradication de ce qu’ils appelaient à l’époque les dialectes et les patois, sur la nécessité d’universaliser l’usage de la langue française. C’est un outil de pouvoir et un outil pour mettre en place une certaine forme d’unification nationale. Au lieu de former un pays constitué d’entités, de composantes ayant leurs particularités, leurs différences, la décision est prise de l’uniformiser, au détriment des provinces, qu’on a appelé ensuite les régions, et au détriment de leurs langues.”2
Ainsi, il ne faut pas, à mon sens, tirer de la gloire à apprendre « les vrais mots ».
Le dictionnaire s’en charge. Nous, personnes vivantes, qui avons une expérience tangible du monde, nous devrions avec nos enfants faire du mot une rencontre, un instant de connexion, un lien. Transmettre à nos enfants que la langue, les mots, les expressions sont capables de créer des liens et des solidarités.
En tant que femme, la confiscation du langage et des tournures avec notamment l’utilisation massive de la voix passive lorsqu’on évoque un viol, est une expérience que l’on fait quotidiennement. On repère aussi cette confiscation par la langue, lorsqu’on assiste à la narration d’un accouchement dans la presse écrite.
La confiscation de la langue c’est aussi une perte d’autonomie pour nos enfants, ne pas savoir dire, ne pas se sentir en mesure de dire, se sentir diminuer devant « la montagne de la langue ». Il n’y a pas que « parler bien » sous-entendu avec les bons mots, les mots corrects, la langue lisse et vide. La langue de la bourgeoisie parisienne, cette langue terreau de la glottophobie et des discriminations.
Se réapproprier les mots et la langue, c’est donner la possibilité de dire à hauteur de ce que l’on ressent, c’est d’ouvrir une faille en soi et de l’offrir à l’autre. Pour cela, il n’y a pas de mode d’emploi, se réapproprier la langue, c’est dire qu’il y a peut-être différents niveaux de langage, de différentes situations de communication, mais que pour dire ce que j’ai à dire, il y a toujours de la place, que personne ne peut le dire mieux que soi-même, que dire est toujours une possibilité. Nos enfants ne doivent pas grandir en pensant que sans se conformer à la norme, ils n’ont pas le droit à la parole. Leur donner les mots, c’est leur donner l’autonomie.
Alors parler à nos enfants, leur dire les nuances, les variations, les appropriations, c’est résister aussi à ce système qui nous nuit et nous écrase comme un rouleau compresseur. Résister à notre “lissage”, c’est aussi proposer les fondations d’un nouveau monde. Raconter notre histoire de la langue, c’est la sauver. C’est les sauver aussi d’un appauvrissement certain de notre plus grande richesse mais aussi d’un désenchantement du monde. Dire des mots comme un bouquet, c’est leur permettre de voir le monde comme une multitude de possibles, leur donner la chance de pouvoir vivre une vie à la hauteur de leur imagination, en explosant le carcan binaire du monde dans lequel nous vivons.
La langue est un lieu d’histoire et de luttes, luttons.
Belle journée,
Elia
Confiscation des mots, des images et du temps, Marie José Mondzain