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Bonne lecture!
Hello,
Je termine un essai intéressant sur le travail. Sujet qui occupe beaucoup mes pensées ces derniers mois/ années avec notamment plusieurs infolettres qui abordent le sujet.
Cette réflexion arrive après un deuxième enfant, un deuxième congé maternité, un premier congé parental et un premier temps partiel « de droit » pour élever un enfant (80%). Il me semble important d’une part de pouvoir positionner cette réflexion mais aussi reconnaître le privilège de ma position au moment où je la formule.
Il est vrai que s’occuper d’une nouvelle-née et d’une enfant, ce n’est pas rien, bien que cela ne soit pas considéré comme un « travail ». A moins que je confie à une tierce-personne cette nouvelle-née. Ce paradoxe m’a sauté aux yeux avec cette deuxième née. La seule réponse que j’ai trouvée, c’est l’emploi. Être chez moi avec mon enfant, ce n’est pas considéré comme un emploi. Rédiger un contrat de travail avec une assistante maternelle, si. Ce qui importe ce n’est donc pas la tâche effectuée mais l’emploi créé. Je ne paie pas pour l’activité mais pour faire augmenter le taux d’emploi dans la société parce que ce qui importe c’est cela : une société capitaliste qui va bien est une société productive où toustes sont en situation d’emploi.
Plutôt que d’octroyer une allocation descente aux parents qui feraient le choix de s’occuper de leur.s enfant.s, on préfère les contraindre financièrement à rémunérer une tierce personne ou à accepter de perdre une partie conséquente de leur revenu.
C’est comme ça que j’ai compris que ce n’est pas le travail qui est rémunéré. Ce n’est pas l’activité que nous faisons ou ce que nous produisons, mais bien le fait de rentrer dans une case pour œuvrer au mythe du plein emploi d’une société productiviste en bonne santé.
J’ai alors repensé l’un de mes fondamentaux féministes qui était la reconnaissance des activités et tâches domestiques comme travail nécessitant rémunération. L’injustice quant à l’invisibilité de ces tâches dites de « reproduction » et leur non-rémunération ont rendu l’exercice d’autant plus difficile à réaliser. Manque d’envie et perte de sens… parce que les penser comme du travail non-rémunéré, c’est entrer dans une logique travailliste, productiviste et capitaliste. Tout se paie. Où est l’argent que je gagne à me nourrir et nourrir mes enfants ? Où est l’argent que nous gagnons à nous occuper de nous-même ?
Est-ce que ce temps où nous nous occupons de nous-mêmes, occupation essentielle, doit-être reconnu comme travail ? Si tel est le cas, serions-nous toustes entrepreneur.es ? N’est-ce pas une contamination de « la valeur travail » qui est érigée comme étendard dans notre société ? Plutôt que de reconnaître ce temps comme du travail, ne faut-il pas reconnaître un temps libre incompressible minimal ? Un temps dont chacun.e disposerait pour soi. Un temps qui ne soit pas contaminé par le productivisme, adieu la culpabilité de “ne rien faire”. On peut même imaginer que ce temps incompressible soit accompagné d’une allocation. Un revenu du temps libre.
Oui, il y a cette deuxième voire troisième journée qui incombe « aux femmes ». Les activités domestiques sont genrées et reconnaître cela est une nécessité. Cependant, la rémunération de l’activité domestique n’est pas ce qui changera la donne. Les emplois autour des activités domestiques sont très faiblement rémunérées. Les professions du « care » aussi essentielles sont-elles sont des professions dont les salaires sont bas, dans leur court essai Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem l’évoque :
« Et qu’on le veuille ou non, c’est essentiellement parce que ces tâches sont considérées comme féminine, comme une extension du champ domestique, qu’elles sont si peu valorisées, comme si ces activités liées au soin restaient sur le modèle du travail domestique, modèle sacrificiel de l’altruisme naturel réalisé par gentillesse, générosité et amour, et n’avaient donc pas à être rémunérées comme un autre travail. Si indécemment reconnues, si continûment associées à une forme d’évidence féminine, il ne faut pas s’étonner qu’on y trouve si peu d’hommes. Lesquels alors même que leurs métiers sont parfois en voie de disparition (techniciens, mécaniciens, ouvriers), rechignent à s’imaginer emprunter ces chemins. Pour des questions de salaires bien sûr, mais surtout parce que la nature de ces tâches persiste à n’être pas associée à la « masculinité ».1
Sans changement de société, la rémunération du « travail domestique » reste une des promesses de l’extrême droite que ce soit l’idée du revenu parental pour les femmes au foyer qu’avait proposé Marine Le Pen ou encore la proposition de Massimo Mallegni en soutien de Giorgia Meloni avant son élection. Par ailleurs, il s’agit de rémunérer « la femme au foyer » et donc d’exclure la femme du monde du travail. Quid des hommes au foyer ?
Je ne vous cache pas que je préfère là, les mots d’André Gorz :
“ tout le monde doit pouvoir gagner sa vie en travaillant, mais en travaillant moins, et tout le monde doit assumer sa part du travail non payé qui, actuellement, reste encore trop souvent à la charge exclusive des femmes, même professionnellement actives.”2
Ici, il est question de réduction du temps de travail et de responsabilisation de chacun.e devant le “travail non payé” qui est notre capacité à nous prendre en charge nous-mêmes.3
Aussi, au regard de la “grande valeur travail” dont on nous rabâche les oreilles et de la tendance à toujours faire plus, c’est aussi faire rentrer le productivisme à l’intérieur de « chez nous ». Or nos existences n’ont pas à être rentables. “Chez nous”, c’est là où nous pouvons faire abstraction du rythme extérieur, y faire rentrer le productivisme et la logique travailliste, c’est nous priver de vie privée. C’est-à-dire de nous dépouiller de quelque chose qui nous appartient intrinsèquement. C’est quelque chose que j’observe notamment avec les réseaux sociaux et Instagram que j’utilise particulièrement. Les publications de l’instagram parentalité ou encore la monétarisation des vies « intimes » sont sources de nouvelles injonctions contre lesquelles la lutte est difficile. Nos tendances naturelles à nous comparer nous dépouillent véritablement de nos réflexions, de notre intériorité, au profit d’une charge supplémentaire qui est de faire correspondre notre intérieur à une norme extérieure bâtie sur le monopole d’une idéologie qui sert le capitalisme et se finance par la publicité.
Toutes les polémiques autour de la DME (on repense à Manon de Daronie Food Club : purée + morceau = c’est ok) ou plus récemment les mots importants d’Arielle (Chariv_ari) sur l’allaitement au biberon et le déluge aberrant de commentaires qui en découle en sont une illustrations. On regarde et on commente, on ne peut accueillir la différence tant nous nous sentons fragiles et vacillants, tant ce qui est autre est proposé comme vérité absolue. On perd en autonomie.
Nous sommes alors désolidarisés de nos existences propres dans le sens où elles ne sont plus les nôtres, elles ne sont plus tournées vers nous-même, vers une forme d’intimité et donc de vie intérieure propre mais vers l’extérieur, sans cesse exposée, jugée, configurée pour la norme. Il s’agit alors de la disparition d’un des derniers espaces dans lequel nous pouvons exercer notre libre arbitre (même si je reconnais qu’il est questionnable tant nous sommes influencées par les messages extérieurs).
Cette désolidarisation de nos existences amène aussi un sentiment croissant de vide, de perte de sens. Arrive alors en grand renfort le « développement personnel », nous devons nous développer puisque nous sommes un produit. On paie pour aller bien parce que la société nous prive de nous-mêmes. Dépouillé.e.s de notre vie propre, nous devenons toujours plus dociles au marché, à la consommation. Au vent.
Je n’ai pas trouvé encore de réponse à ce que cette réflexion apporte comme question. La société est actuellement ainsi, comment se positionner ? Comment « travailler » ? Que veut dire gagner de l’argent ? Combien ? Pour quoi faire ?
C’est tout une réflexion à nouveau à mener qui me demande surtout d’imaginer le monde que j’aimerais pour mes enfants. Penser me permet de ne pas sombrer dans le vide, d’alimenter cette vie intérieure propre. De résister à la colonisation toujours plus violente et agressive de nos imaginaires et de nos vies d’un système dont nous ne voulons plus.
Il y a un autre monde et il est dans celui-ci
Paul Eluard
Belle journée,
Elia
Ps: si l’idée de travailler moins vous plait, je vous conseille la lecture de l’essai de Serge Latouche Travailler moins, travailler autrement, ou ne pas travailler du tout
Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, La société des vulnérables
André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie
André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie