Hello
C’est l’heure de notre rendez-vous mensuel tardif! Ce mois-ci, nous allons parler de la langue.
La langue que nous utilisons au quotidien, celle que nous surveillons dans la bouche de nos enfants, celle que nous jugeons. L’apparition de nouveaux mots dans nos habitudes comme Quoicoubeh qui fait bien couler de l’encre et de la bave.
Cette année particulièrement, j’ai lu trois essais/manifestes sur la langue. La langue comme outil de domination, comme outil de lutte, comme outil d’émancipation. La langue pour changer le monde, d’une certaine manière.
J’ai toujours été intéressée par la langue. Dans mes souvenirs, les mots ont été depuis mon enfance une source de jeu infinie. A table, avec mes parents, également. Et puis de source de plaisir, les mots et la langue se sont transformées en souffrance. Je n’ai jamais été douée pour l’orthographe même si j’apprenais mes leçons. Je me souviens de mes copies bariolées de rouge durant mes années d’étude et plus tard du sentiment d’impostrice qui a accompagné mes débuts de carrière de professeure puis d’autrice.
C’est en partie pour cela que j’utilise un nom d’autrice. Au cas où des parents d’élève me lisent et me jugent pas assez compétente d’un point de vue littéraire et linguistique. C’est stupide, c’est ce qu’on appelle une norme intériorisée.
Ce complexe de la langue écrite me freine, je réfléchis cent fois et parfois juste, je m’abstiens. C’est exactement là que le problème se trouve : je ne veux pas proposer à mes enfants ce même sentiment d’illégitimité dans la langue dite « maternelle ». Si je me suis réfugiée avec tant d’amour dans la langue espagnole, c’est peut-être parce qu’on m’en a plus souvent vanté la maitrise. D’ailleurs, il m’arrive d’écrire des poèmes en espagnol et souvent ils sont plus fluides.
Quiero escribir cosas
en un idioma que no es el mio
En el idioma que pertenece a mis palabras
Un idioma que teje las tierras
Un idioma que llena el corazón
Un idioma espeleóloga
En el fondo de mis entrañas
Pesca y cose estrellas
Quiero escribir cosas
en otro idioma
Porque el mio
se rompe en una lluvia de confetis
Quand on voit le nombre de vidéos apparues sur les réseaux autour de « Quacoubeh », c’est que nous commençons à être matrixé.e.s par les discours réac (qui fricotent souvent avec le nationalisme voire l’extrême droite) sur la langue. Et alors, nous perdons du pouvoir sur le monde, nous éteignons des possibles.
Lorsqu’on s’émerveille des premiers mots de nos enfants puis qu’on les reprend sur les tournures ou “les mots qu’iels ramènent de l’école”, c’est la même chose. On s’émerveille que nos enfants communiquent avec nous, on craint et repoussent leurs communications avec les autres. Inconsciemment, on hiérarchise leurs expériences collectives de la langue, leur sentiment d’appartenance. (moi la première)
Parler de « la langue », c’est pour entendre qu’on la perd, que les jeunes la massacrent, que les féministes la font imploser. Il n’y a qu’à ce souvenir du scandale autour de « iel » dans le dictionnaire. Il y a dans le discours actuel une superposition entre le langage oral et le langage écrit.
« Si certaines variantes grammaticales, lexicales ou de prononciation sont plus valorisées que d’autres ( la langue de la Cour avant la Révolution, celle des élites parisiennes par la suite), c’est pour des raisons de distinction sociale et non pour leur beauté, clarté ou élégance. Ce sont des facteurs sociaux et historiques qui conduisent à valoriser tel accent et discriminer tel autre. »1
« La langue » comme elle s’entend est donc celle de l’école, des contraintes et de la norme sociale. C’est celle qui dit « Ici, c’est Paris » et qui sous-entend ailleurs, c’est les gueux.ses. Celleux qui ne maîtrisent pas, celleux que l’on entend pas. La langue c’est alors l’oral et sa glottophobie et c’est l’écrit et son mépris de classe.
Dans ce contexte, me rééduquer à la question de la langue, c’était me donner des billes pour élever mes enfants, repenser nos liens et nos mots. C’est leur laisser l’opportunité de se sentir expert dans leur langue, légitime. Une langue est une patrie, on la modifie, on l’adopte, on la travaille, on l’utilise parce qu’on la vit. C’est avec elle que se forme notre pensée et nos idées, elle nous permet de découvrir et nommer le monde, elle nous permet d’imaginer.
Notre système fait bien souvent de nous des apatrides linguistiques, c’est là-dessus que je souhaite mieux réfléchir et transmettre. Je ne veux pas perdre sur ce terrain-là, je rêve de réparer la joie cassée dans les apprentissages « de la maîtrise de la langue » dans mes classes comme à la maison. Je veux des enfants et des élèves qui s’emparent avec joie de cet instrument magique qu’est la langue. Je veux voir et entendre les mots dessiner de nouveaux mondes, accepter la superposition des interactions qui ne sont pas à hiérarchiser, qui sont des espaces de liberté et de création.
« Et puis, en revenir à la joie. Il y a quelque chose de jubilatoire à trafiquer le langage. Une profonde dimension ludique à le faire sonner autrement, à créer des formes étranges. Une excitation langagières à éclabousser la grammaire et malaxer la déconnexion entre écrit et son, à rythmer autrement, briser la linéarité.
Il y a une dimension politique à retrouver la joie de parler, de pouvoir énoncer le monde, et à mettre le langage sans dessus dessous, sans ranger si on n’en a pas envie. Une joie à pouvoir parler mais aussi à échapper aux impératifs de lisibilité. » 2
“L’intime est politique” est une citation que j’ai beaucoup employée. Dire, libérer la parole, toutes ces phrases qui parfois sonnent comme des injonctions, ce sont autant de coup dans un monde dont on ne veut plus. Parler, c’est fabriquer le monde que nous voulons. Repenser les interactions, donner du poids à des mots plus qu’à d’autres. Il n’y a aucune obligation à parler lorsqu’on ne le veut pas mais il est nécessaire de transmettre la joie et la confiance en les mots à nos enfants pour ouvrir des possibles. (et de virer le vocabulaire capitaliste de nos interactions sociales)
« La parole permet de transformer les rapports de force, d’agir sur le réel dans des directions contraires. Il s’agit de ne jamais oublier que tout un chacun peut se saisir des possibilités qu’offre cette parole, afin de faire entendre une autre voix, voire de s’entendre tenir soi-même, étonnamment, des propos inespérés. Si d’un côté les discours sur la langue en France, qu’ils soient politiques ou idéologiques, tendent à orienter les individus en les coupant bien souvent de la dimension collective et dialogique qui préside l’émancipation, de l’autre côté, le rapport que nous avons au langage, qui en construit la réflexivité, conduit à des formes nouvelles. Renverser les rapports de pouvoir aboutit à inventer, à créer, à ouvrir les possibles de la poésie quotidienne des vies que l’on dit minuscules et qui n’en sont pas moins belles ; et souvent d’une dimension qui échappe aux optiques altérées des détenteurs du pourvoir de la langue. »3
S’il existe une communication non violente, c’est celle qui accepte l’autre avec sa langue et qui construit des ponts comme on coud deux rives. C’est celle qui fait lien et qui fait vie. Celle qui admet qu’elle n’est pas unique et immuable, celle qui se bouscule dans les rencontres et qui en est étincelante.
Belle journée,
Elia
Les linguistes atterrées, Le français va très bien, merci
Julie Abbou, Tenir sa langue
Cécile Canut, Langue