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Bonne lecture!
Printemps 1994. Jâai quatorze ans et, pour la premiĂšre fois de mon existence, jâai la sensation dâavoir perdu le goĂ»t de vivre. Je me sens comme dĂ©bordĂ©e par une douleur intense que je nâavais encore jamais rencontrĂ©e. Jâai tellement mal que je me demande si je parviendrai un jour Ă mâen relever. Quâest-ce qui me met dans cet Ă©tat ? Le dĂ©cĂšs dâun proche ? Un traumatisme ? De la violence ? Du harcĂšlement scolaire ? Pas du tout.
Ce qui, Ă cet instant, me fait douter de mon envie de vivre est âŠma premiĂšre rupture amoureuse ! [âŠ] On sous-estime trop souvent la souffrance dĂ©vorante du chagrin dâamour, celle qui nous fait envisager lâirrĂ©parable, celle qui nous plonge dans un Ă©tat totalement irrationnel. Nous, adultes, avons tendance Ă invalider les Ă©motions des jeunes.1
En lisant ces quelques lignes du texte dâOvidie, câest tout le propos du court texte de Laelia Benoit2, pĂ©dopsychiatre, qui me revint en tĂȘte. Comment me suis-je retrouvĂ©e Ă lire ce texte ? En Ă©coutant le podcast Ătre et Savoir de France Culture grĂące Ă une collĂšgue formidable.
Ce texte me revint en tĂȘte non pas parce quâOvidie en parle mais parce que lâexpĂ©rience quâelle dĂ©crit, je lâai vĂ©cue dans ma chair. Je me souviens de ma premiĂšre vraie sĂ©paration, de la colĂšre, la tristesse, les nausĂ©es et la peur dâavoir ratĂ© ma vie â rien que ça. Mes larmes, mon incapacitĂ© Ă prendre acte de cette nouvelle rĂ©alitĂ©, lâimpression que plus jamais on ne mâaimera, que plus jamais je nâaimerai. Que lâamour, câĂ©tait fini pour moi.
Evidemment, jâai entendu les « adultes » - dont je faisais tout juste partie -  me dire que ce nâĂ©tait rien, que tout allait bien, que ce nâĂ©tait pas grave. Adultes et ami.es aussi qui rĂ©pĂ©taient le discours mille fois entendus. Ma blessure Ă©tait vive mĂȘme sur les bancs de la fac. Si je nâavais pas eu ma copine E. pour me prendre au sĂ©rieux, regarder des sĂ©ries en mangeant des cĂ©rĂ©ales et me sortir de mon lit, je crois que je nâaurais pas pu surmonter cette premiĂšre rupture sans nĂ©gliger mes Ă©tudes.
Combien de chagrins semblent insurmontables Ă nos enfants ? Combien que nous ne prenons pas au sĂ©rieux ? Je ne parle pas des petits bobos â qui peuvent ĂȘtre bien gros parfois. Je parle des disputes avec les ami.es. Jâutilise le mot « ami » car mĂȘme dans leurs amitiĂ©s on a tendance â nous les parents â Ă dĂ©valoriser leurs relations en parlant constamment de « copains et de copines ».  On juge par automatisme de langage ou encore parce quâon sous-estime les possibles attaches sentimentales de nos enfants. On juge leurs sentiments et Ă©motions comme quelque chose de superficiel. Câest la copine ou le copain dâĂ©cole parce que câest une connaissance, câest celle ou celui quâon va voir en classe et dans la cour de rĂ©crĂ©ation mais sans plus, on occulte que parfois le lien affectif est rĂ©el et plus profond que de sâassoir Ă cĂŽtĂ© dâune personne dans une classe.
AprĂšs notre dĂ©mĂ©nagement, jâai rĂ©alisĂ© combien jâavais nĂ©gligĂ© les liens affectifs de mes enfants avec leurs amie.s. Câest ma fille la plus jeune qui a eu le plus de difficultĂ© Ă se dĂ©tacher de ses anciennes relations. Câest elle qui demandait aprĂšs ses ami.es de crĂšche et qui Ă©tait profondĂ©ment triste de ne plus les voir. Ce nâest quâaprĂšs un mois que je me suis aperçue de la profondeur de sa tristesse et de lâimportance dâen parler. Il a fallu encore un bon mois pour que cela nâinterfĂšre plus dans notre quotidien. Verbaliser, lire des histoires et expliquer lâinjustice aussi : pourquoi sa grande sĆur pouvait inviter ses ami.es Ă la maison et pas elle  ? Quel parent mâaurait pris au sĂ©rieux si jâavais expliquĂ© que leur enfant de 30 mois voire moins manquait cruellement Ă mon enfant ?
Câest Ă©trange comme jâavais lâexigence que lâon soit investi auprĂšs de mes enfants tout en nĂ©gligeant lâattachement sincĂšre qui pouvait se tisser en dehors de notre cercle familial. NĂ©gliger les liens qui se tissaient en dehors de mon contrĂŽle de mĂšre.
Inconsciemment et parce que notre environnement social nous amĂšne Ă ne pas nous interroger, jâĂ©tablissais quelle relation Ă©tait importante dans la vie de mon enfant, sans le consulter. Je hiĂ©rarchisais ses relations, mais quel est ce droit-lĂ Â ? Comment, aprĂšs lâavoir pointĂ© du doigt, ne pas reconnaĂźtre que sâarroger le droit de juger lâimportance des relations tissĂ©es par mes enfants nâĂ©tait pas quâune marque de domination excessive?
« Il sâagit de prendre conscience de rapports de force entre groupes sociaux. LĂ oĂč certains perdent, dâautres gagnent. »
Ă©crit Laelia Benoit. Les enfants sont un groupe social qui perd beaucoup et dont la voix est mĂ©prisĂ©e par essence. On attribue bien souvent aux enfants une innocence un peu idiote qui les prive dâavoir un quelconque contrĂŽle sur leur vie, on sâen charge pour elleux.
Laelia Benoit parle par exemple dâun droit de vote des enfants. De prime abord, mon esprit a formulĂ© des critiques allant contre cette idĂ©e. Quelques jours plus tard, un jeudi, ma fille aĂźnĂ©e mâa parlĂ© trĂšs sĂ©rieusement de Marine Le Pen et de racisme, de cette copine dans sa classe qui lui avait dit quâelle aimait bien Marine Le Pen et de comment maintenant elle allait pouvoir relationner avec elle. Marine Le Pen nâaime pas les personnes comme moi donc ma copine ne nous aime pas, est-ce que je dois encore jouer avec elle ?
Ce sont les enfants de la classe qui ont parlĂ© de Marine Le Pen, pas la maĂźtresse. La maĂźtresse a simplement parlĂ© de racisme parce que lâun dâentre eux a dĂ©noncĂ© les moqueries autour de sa couleur de peau. Ce sont les enfants qui nous Ă©coutent, qui Ă©coutent les adultes et qui retranscrivent Ă leur hauteur leur cheminement politique, câest eux qui se pensent dans le monde. On peut rire de ces deux jeunes filles de sept ans qui sâinterrogent sur lâavenir de leur relation parce quâon ne les prend pas au sĂ©rieux. On pourrait dire « à 7 ans, elles ne font que rĂ©pĂ©ter les paroles de leurs parents. Câest pas bien mĂ©chant. »
Ne vous ĂȘtes-vous jamais demandĂ© si vous pouviez continuer Ă relationner avec certaines personnes aprĂšs des prises de position politique que vous ne souteniez pas ? JusquâĂ quel Ăąge avez-vous perpĂ©tuĂ© les idĂ©es politiques de vos parents ?
Maintenant que jâĂ©cris sur ce sujet, je me souviens de lâun de mes cahiers. Un grand cahier jaune Ă grand carreaux, je rĂ©flĂ©chissais Ă des questions politiques, jâentrais dans lâadolescence, jâavais un pyjama jaune dâhiver et je rĂ©flĂ©chissais Ă une question politique aprĂšs le journal de 20H et le dĂźner. Dâailleurs, pour le malheur de certain.es, ces repas Ă©taient lâoccasion de longs dĂ©bats politiques oĂč chacun, enfant et adulte, pouvait dĂ©fendre ses idĂ©es ou questionner.
Depuis cette lecture de Laelia Benoit, je perçois davantage ce quâest une sociĂ©tĂ© infantiste, câest par exemple une sociĂ©tĂ© oĂč lâenfant est perçu comme un moyen et non pas comme une personne. Les derniĂšres dĂ©clarations autour de la baisse de la natalitĂ© en France en sont une belle illustration comme les rĂ©actions autour de la dĂ©claration de SalomĂ© SaquĂ© qui exprimait simplement son non-dĂ©sir dâenfant. « Et qui paiera ta retraite ? », ce fameux argument ignoble quâon balance aux femmes ne voulant pas dâenfant.
Avoir un enfant, ce nâest pas faire un placement financier comme le sous-entendent les politiques natalistes et nos allocations familiales. Oui, avoir un enfant coĂ»te cher mais je prĂ©fĂšrerai que mon travail soit mieux rĂ©munĂ©rĂ© que miser sur une aide sociale.
Et pourquoi mon travail nâest pas mieux rĂ©munĂ©ré ? Parce que je travaille avec des enfants.
LĂ encore, les choix qui sont fait en matiĂšre de politique publique montrent bien que « les enfants, leur bien-ĂȘtre et leur bon dĂ©veloppement » ne sont pas une prioritĂ©. La question des places en crĂšche en est un bel exemple comme celle des effectifs en classe, de lâaccessibilitĂ© « de la ville ». Car oui, la ville est construite pour exclure nos enfants. Un bon enfant est un enfant quâon ne voit pas, un enfant quâon parque aux lieux « kids friendly » voire quâon interdit dans certains hĂŽtels ou restaurants.
Il est rare de voir des enfants « dehors », trĂšs souvent on juge le parent qui laisse son enfant « trainer ». Il faut contrĂŽler, savoir oĂč lâenfant est, le ranger dans les lieux prĂ©vus Ă cet effet et ces idĂ©es-lĂ sont culturelles. Câest une construction.
Par exemple, on peut Ă©couter Mounia El Kotni, chercheuse en anthropologie de la santĂ© au micro de Sarah pour le podcast Monpostpartum (jâai tentĂ© une retranscription) :
M :  - [la maternitĂ©] câĂ©tait lâidĂ©e dâun sacrifice, je devais renoncer Ă une part de moi et je ne savais pas trop ce que ça allait mâapporter Ă moi en Ă©change.
S : - Tu ne voyais pas le bonheur quâon te dit Ă chaque fois que ça va te donner, en fait.
M : - CâĂ©tait trĂšs abstrait. Ok, oui peut-ĂȘtre ça rend heureuse mais je ne le vois pas, je vois que les contraintes. On y viendra mais câest aussi parce que la sociĂ©tĂ© cache les enfants et donc on ne peut pas voir, on voit que les contraintes., on voit la galĂšre des poussettes dans les transports en commun, on voit la galĂšre dâun enfant qui hurle dans un restaurant oĂč il nây pas dâespace de jeu. On ne voit que ça. [âŠ]
CâĂ©tait aussi voir [au Mexique] un rapport aux enfants qui est diffĂ©rent oĂč les enfants pour le coup sont omniprĂ©sents. Et ça a Ă©tĂ© trĂšs frappant pour moi dâĂȘtre dans des rĂ©unions politiques, dans des Ă©vĂšnements publics, sans parler des restaurants ou des cafĂ©s, des lieux hautement politique avec des enfants, avec des enfants sur le dos, avec des enfants au sein, avec des enfants qui courent, avec des enfants qui pleurent. Et en fait, on parle plus fort au micro pour se faire entendre.
S : - Tu avais lâimpression que la dynamique nâĂ©tait pas la mĂȘme ? Parce quâici on est vite dĂ©rangĂ© par le bruit surtout quand il sâagit dâenfant. Et lĂ -bas, jâimagine quâun enfant bah ça pleure comme ici en France et la posture des adultes nâĂ©tait pas la mĂȘme ? Comment ça se passait ?
M : - Tout Ă fait, aprĂšs oui, câĂ©tait les femmes qui Ă©taient avec les enfants la plus part du temps, quâon soit claire. Mais pas que. Mais du coup, oui ça fait parti du bruit ambiant tout comme une sirĂšne dâambulance ou autre chose et on fait avec et les enfants existent. Et ça jâai mis plusieurs annĂ©es Ă voir les enfants [âŠ]
Dans notre sociĂ©tĂ©, les termes sont trĂšs souvent pĂ©joratifs lorsque les enfants sont dans lâespace public. Le « dehors », comme sâils nâĂ©taient pas Ă leur place, mal rangĂ©s. Rapidement, on parle de « dĂ©sengagement parental », de « parents dĂ©missionnaires » ou encore « dâirresponsabilité ». « LâextĂ©rieur » est dangereux pour lâenfant ⊠mais qui dans lâespace public met en danger nos enfants ?  Pourquoi cette idĂ©e est omniprĂ©sente ? Pourquoi on veut tracer nos enfants avec des puces ou des portables, Ă qui ne faisons-nous pas confiance ? Cela a tout Ă voir avec la façon dont le groupe social des adultes considĂšre les enfants.
Notre sociĂ©tĂ© gagnerait probablement beaucoup Ă voir davantage dâenfants, Ă les voir vivre et Ă vivre avec. La perception des enfants comme des parasites de notre tranquillitĂ© dâadulte est un bien la marque dâune sociĂ©tĂ© patriarcale qui rĂ©duit au silence femmes et enfants par cette double injonction à lâencontre des femmes : une « bonne » femme est une femme qui enfante mais une « bonne » mĂšre est une mĂšre dont lâenfant nâapparaĂźt dans la sphĂšre publique quâĂ sa majoritĂ© et dont les besoins sont tus.
Belle soirée,
Elia
Câest quoi lâAmour, Ovidie ALT ( 3,50 euros)
Infantisme, Laelia Benoit SEUIL ( 4,90 euros)