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Bonne lecture!
Depuis quelques mois, je guette frénétiquement ma boîte aux lettres. J’attends un courrier, un petit papier qui reconnaît que le diabète de type 1 (DT1) est un handicap pour un enfant en voie d’autonomie (mais très souvent dépendant d’un adulte).
J’ai lu et entendu des discours opposés : c’est un handicap, cela n’en est pas un. Charlotte Puiseux écrit :
« […] Si, au lieu de penser le handicap et la validité comme deux droites strictement parallèles qui ne pourront jamais se rencontrer, on les pensait comme les deux pôles d’un continuum sur lequel de multiples positions identificatoires sont possibles ? On pourrait donc être un peu valide et un peu handicapée en même temps, ou très handicapée mais un peu valide quand même, ou encore apparemment valide mais en fait très handicapée ….Autant de combinaison qui font éclater la vision binaire du couple handicap/validité, et proposent un nouveau paradigme permettant de localiser des situations bien réelles qui ont été effacées de la grille de lecture validiste des capacités. […]
Le décalage entre la réalité d’une situation individuelle et la perception des autres empêche de concevoir qu’un individu puisse être à la fois valide et handicapé, comme dans le cas des handicaps invisibles. »1
J’en suis là, je suis la mère d’un enfant un peu handicapé et beaucoup valide, quelque part entre le handicap invisible et le handicap un peu visible.
C’est vrai que le diabète n’est pas vraiment visible et puis ce n’est pas toujours considéré comme un handicap. Chez nous, il se cache derrière une pompe colorée, un capteur de glycémie fixé avec un supplément sparadrap rose à paillettes, un stickers cœur et une jolie banane qu’elle garde autour de la taille et un adulte pour l’accompagner à gérer les prises alimentaires. Ce qui fait « qu’elle vit comme les autres enfants ! » , c’est-à-dire comme un enfant valide qui n’a pas besoin « d’un supplément » pour vivre. J’ai entendu des « Il ne faut pas faire ça [demander la reconnaissance du handicap], ça va la stigmatiser. » ou encore des « mais elle n’est pas handicapée ! Regarde, ça va. »
Il y a deux choses, la première c’est souvent qu’on exclut les enfants du handicap. On n'arrive pas ou difficilement à concevoir qu’un enfant puisse être handicapé notamment parce qu’on en rencontre très peu. Les enfants ayant un handicap sont cachés, ils n’apparaissent quasiment jamais dans l’espace public… si ce n’est peut-être le 9 décembre pour le Téléthon et partager une vision misérabiliste du handicap. Pourquoi ?
La deuxième chose, c’est que notre vision du handicap c’est encore l’idée du fauteuil roulant. Pourtant, si on s’en tient à la loi de 2005, « constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. »2
De fait, à partir du moment où son DT1 restreint/contraint ses activités dans son environnement et ses interactions sociales, à partir du moment où son traitement médical est une nécessité vitale, on parle de handicap (ou trouble de santé invalidant, si c’est plus joli aux oreilles).
Ainsi, je ne devrais pas attendre si longtemps pour un bout de papier qui peut refuser la reconnaissance du handicap, je ne devrais pas non plus avoir à justifier que mon enfant ne performe pas l’image qu’on se fait du handicap : c’est-à-dire l’incapacité du corps et l’impossible accès au bonheur.
Le handicap reste un tabou. Une honte, une crainte. La peur que ce soit contagieux, sait-on jamais ! Une cécité qui nous mord, de l’endométriose dans notre verre et hop … C’est un fait, pour beaucoup d’entre nous, le handicap reste de l’ordre du visible, de l’exclusion de la norme et par conséquent : du malheur.
Ne peut-on pas être heureux.se et handicapé.e ? Le bonheur n’est-il accessible qu’aux personnes valides ? La vie ne vaut-elle le coup que si nous habitons un corps valide ?
Dans son roman jeunesse, Un si petit oiseau, Marie Pavlenko nous permet de suivre Abi, une jeune adolescente qui se retrouve amputée de son bras à la suite d’un accident de la route. Elle lui fait vivre des rencontres humaines, des expériences physiques et notamment un séjour en montagne. Elle dit :
« Tout part du ressenti du personnage, c’est lui qui est central. Donc c’est sa problématique, par exemple Abigail, elle est amputée d’un bras, c’est sa problématique. Comment elle fait ? Comment elle reconstruit son rapport au monde ? Elle part de 0 ou quasi, comment reconstruire ce rapport au monde ? ça c’est le noyau de ma petite planète roman maintenant ce qui infuse pour elle, ce que je lui propose c’est de rencontrer quelqu’un qui va l’ouvrir aux oiseaux. Et si l’expérience est vraie dans le roman alors elle sera accueillie par le lecteur. Pour moi, écrire c’est dire ce qui compte, le rapport au vivant que j’ai renoué compte de plus en plus et donc prend une place de plus en plus prépondérante parce que j’ai envie de transmettre et de me dire que peut-être une lectrice, un lecteur s’appropriera ce moment pour se dire « ok c’est dans un livre mais moi je veux le vivre en vrai ». »3
Ce personnage de roman jeunesse nous permet de nous interroger sur notre perception et notre représentation du handicap - ici l’amputation d’un bras - sur nos interactions existantes ou non avec des personnes handi, sur le regard qu’on pose sur un corps qui n’est pas celui de la norme. C’est aussi la question du rapport au vivant et la perception du bonheur accessible aussi aux personnes handicapées ( sans parler de la question de la représentation). Dans le récit, l’autrice évoque deux choses : le regard sur la femme amputée et également le regard des autres sur l’amputation, sur le corps. Entre fascination et peur, un truc malsain. Elle écrit :
« Dans le brouillard des premiers jours, elle a reçu des dizaines de messages. De petits bips émergeaient de l’extérieur, des phares. Ils disaient leur soutien, demandaient des nouvelles, l’encourageaient. Thomas est même passé la voir à l’hôpital quand elle a été transférée. […] Thomas ne voulait plus d’elle, elle ne voulait pas de sa gêne. Il est reparti bredouille. Chaque appel, chaque mot s’est couvert d’un voile morbide, Abi pensait : ils veulent connaître les détails, se dire « ouf, ça ne m’est pas arrivé à moi, je suis entier. »4
Pourquoi avons-nous si peur ? Comment cette peur se construit-elle ? Et quelle est-elle ? Est-ce d’être exclu.e de la norme ou celle de ne pas « pouvoir faire » ? Depuis quel prisme parlons-nous ?
Je parle du « pouvoir faire », c’est-à-dire de la capacité car c’est souvent par ce biais qu’on m’interroge sur mon enfant. Est-ce qu’elle peut manger du sucre, faire du sport, aller à la piscine, etc ? C’est aussi ce qui va alimenter les discours reçus par les parents d’un enfant « différent » (là encore, différent pour ne pas dire handicapé ? Le mot en lui-même est-il trop connoté ?). « Votre enfant ne fait pas ceci ou ne sait pas faire cela » et il va falloir réparer, rééduquer, travailler le corps comme l’esprit pour tendre vers la norme validiste. L’enfant est défini par son incapacité et de fait, le parent est associé à cette incapacité.
« L’accès à la maternité des femmes handicapées était un sujet que je commençais tout juste à aborder en 2011, lorsque je suis intervenue aux Rencontres internationales de la jeunesse. Je ne serai moi-même concernée par cette question que quelques années plus tard. Mais les réflexions de mères en situation de handicap éveillaient chez moi un profond sentiment d’injustice car liées, pour moi, en grande partie au schéma patriarcal de notre société, les femmes restant les principales pourvoyeuses de soins aux enfants et les gestionnaires de la maison. Le dénigrement de la capacité à être parent m’apparaissait déjà cibler les personnes socialisées comme femmes handicapées que celles perçues en tant qu’hommes handicapés. Se dessinait ainsi une incompatibilité totale entre les images socialement définies de la femme handicapée, de la bonne mère et de la bonne épouse. »5
De la même façon, un parent handi est marqué par « l’incapacité à être un bon parent ». Son incapacité est surtout corrélée à son incapacité à intégrer « correctement » la société en répondant aux exigences notamment « d’indépendance et d’autonomie » qui concernent certes les gestes du quotidien mais également la situation économique.
« Le capitalisme étant fondé sur l’exploitation de la force de travail, la compétitivité, l’endurance à l’effort de production, la flexibilité, il exclut d’emblée les corps handicapés de ce qui est valorisé et valorisable. Le capitalisme apparaît comme incompatible avec les corps handicapés ; il ne l’est pas avec le corps humain. »6
Ces questions-là sont aussi à croiser avec notre rapport au travail et la société dans laquelle nous évoluons en tant qu’adulte - et donc parent. Quel regard portons-nous sur notre enfant ? Quelle perspective lui ouvrons-nous ?
Lorsqu’on voit la réforme sur les arrêts de travail, on s’aperçoit déjà qu’être « simplement » arrêté.e par son médecin quand on est une personne valide est mal perçu dans le monde du travail, que ce qui est véhiculé est que nous sommes déviants. Lorsqu’on est parent et que nous vivons dans une société dans laquelle « une vie digne d’être vécue » est marquée par le travail, que penser lorsque notre enfant ne correspond pas à la norme valide ? Quelle idée de sa vie future aurons-nous ? projetterons-nous ?
La question « du pouvoir faire » de nos enfants, c’est finalement une question capitaliste, c’est celle du productivisme.
Isis Labeau-Caberia écrit :
« Je l’ai appris à mes dépens : si la visibilité des personnes en situation de handicap est intrinsèquement embarrassante, c’est parce qu’elle convoque le spectre terrifiant de la contre-performance – celui-là même dont on passe sa vie entière à traquer en soi les moindre germes…Ce n’est pas seulement parce qu’elles sont inutiles que les personnes handicapées se voient déshumanisées par le capitalisme productiviste. C’est aussi et surtout parce qu’elles le menacent, parce que leur existence même porte en elles le potentiel d’émancipation radicale pour nous toustes. »7
Un jour où je finissais un rendez-vous avec une des infirmières qui suit mon enfant, j’ai pensé : « Comment elle fera, plus tard, dans la vie active pour suivre le rythme ? ». Une fois que cette interrogation s’est formulée correctement dans mon esprit, je me suis aperçue du problème. Le rythme de « la vie active » qui sous-entend que la vie en dehors du travail est une vie « inactive » - ce qui est notamment un gros problème dans la prise en charge des chercheur.euses d’emplois, le fait que l’on souhaite leur filer un boulot peu importe ce qu’iels sont ou ce qu’iels aiment parce que l’inactivité est « un poids pour la société ».
L’inactivité c’est donc se maintenir en vie, c’est prendre soin de soi, c’est s’occuper d’une famille lorsqu’on en a une, prendre soin de nos proches, relationner, manger, boire… bref, l’inactivité au sens du capitalisme : c’est vivre.
L’incapacité de mon enfant – actuellement à ne pas être trop fatiguée par l’école – est construite par son environnement. L’environnement qui « inclut », c’est une charge pour la personne en dehors de la norme validiste ou pour celle qui a en charge un enfant qui est en dehors de la norme validiste.
Ici, ce qui permet sa scolarisation, c’est que je suis joignable sur le temps scolaire, c’est que je trouve un.e infirmier.e disponible aux heures des repas de l’école, c’est que je cuisine chaque repas le soir pour le midi car l’organisation de la cantine scolaire ne permet pas de quantifier les glucides d’un repas pour le calcul du bolus d’insuline à faire.
Chaque année, il faut donc rédiger ou mettre à jour le PAI, soit le projet d'accueil individualisé pour l’école. Il faut « l’inclure » à l’école et rédiger un protocole pour permettre sa bonne « intégration ». Chaque année, il faut remontrer les gestes, rassurer, expliquer que ce n’est pas une charge, que « ça va », qu’on est là.
Si le PAI permet l’inclusion, cela signifie que sans, elle est exclue. Lors de son diagnostic, à la sortie de l’hôpital, elle n’avait pas le droit de se rendre à l’école sans que nous ayons rencontré le médecin scolaire et établi le PAI. La raison invoquée était « la sécurité ». L’environnement dans lequel nous vivons exclut les enfants de l’école, exclut les enfants qui diffèrent de la norme validiste, de la catégorie sociale des enfants. En effet, « le droit à l'éducation pour tous les enfants, quel que soit leur handicap, est un droit fondamental » d’après le site du gouvernement mais pourtant « pour la rentrée 2023, 28% d’enfants en situation de handicap ont moins de 6h de classe par semaine, 23% aucune heure. » Est-ce que cela signifie que le droit ne s’applique qu’aux enfants valides ou que les enfants qui ne correspondent pas à la norme validiste ne sont pas des enfants ?
Evidemment que mon enfant a besoin de soins et d’un traitement pour vivre, il est évident que son corps est défaillant à produire cette putain d’insuline. Oui, elle a des « besoins particuliers ». Pour autant, l’absence d’infirmier.e dans les écoles ou d’auxiliaire de vie permettant l’accueil des enfants avec d’autres formes de handicap dans les écoles sont des choix politiques, ce sont des choix sur lesquels nous pouvons agir.
Il me semble important qu’on s’éduque à ces questions, au validisme de notre société et que nous réfléchissions aux représentations que nous proposons à nos enfants sur le handicap. Si les choix politiques montrent bien que ces questions restent en marge, il est nécessaire pour nous de les mettre au centre et de proposer à nos enfants des alternatives dans la représentation du monde, sans hiérarchisation des vies. Ainsi, nous pourrons être confiant. es dans la création de lendemains heureux.
Belle journée,
Elia
De chair et de fer, Charlotte Puiseux
Un si petit oiseau, Marie Pavlenko
De chair et de fer, Charlotte Puiseux
De chair et de fer, Charlotte Puiseux
Censored “It’s about time!”