Bonjour à toustes,
Le 11 Août 2022, j’écrivais dans mon journal:
« On visite des maisons. On imagine des possibles qui se fracassent contre des réalités matérielles qu’on n’apprivoise pas. C’est trivial : jouer à imaginer de concert. Une imagination qui rentre dans un budget comme dans une prison. Comme nos souhaits pour une habitation qui couve nos folies comme des brebis. L’indépendance roule sur quatre roues pour beaucoup, pour moi, elle a les fondations profondes, le bruit d’une gare à proximité et le goût du café ombragé. J’y pense le jour aux maisons avec frénésie et quand c’est la nuit, le désespoir me prend.
Je pense aux lieux que je ne veux pas quitter, au brouhaha de la ville, au temps de trajet. Et je pense à lire dans le train comme me fondre dans une peau trop longtemps quittée. J’attends la lumière. »
Je ne savais pas que deux semaines après cette journée, nous visiterions LA maison. Je ne savais pas que le mois de décembre 2023 serait celui où nous fêterions les un an de notre signature chez le notaire et que nous serions dans la maisonavecencoredestravauxmaisquinousressembledéjà.
Diglee écrit : « Certains lieux nous émeuvent comme des êtres. » Et c’est vrai, je ne savais pas qu’en voyant mon amoureux dans cette maison, au milieu de l’escalier, entre la tapisserie défraîchie et la moquette de velours rouge collée sur l’escalier, j’allais me dire « c’est avec elle que nous grandirons. »
La maison est au numéro 10.
10, c’est le numéro de Zidane. C’est aussi la roue de la Fortune. Coïncidence ou non, c’est aussi l’extrêmement belle affiche que mon frère m’a ramenée d’Italie. Fortuna.
Dans cette quête d’une maison dont nous devrions propriétaires, je n’avais pas prévu les bouleversement de l’avant ni ceux de l’après. Je n’avais pas pensé que je chercherai « un toit sur la tête » pour mes enfants avec mes tripes. Je ne savais pas que la peur de se retrouver à la rue, la peur des chiffres en hausse des enfants dehors auraient un tel impact. Il fallait un endroit pour nous mais surtout pour les enfants. Les enfants, le mot plein la bouche, le mot plein la tête. Quel espace de vie pour les enfants ? Et ce pluriel qui me sautaient aux yeux depuis que mon deuxième enfant se déplaçait en autonomie et parlait.
A la signature, ça a changé. L’urgence a disparu. Je faisais maintenant parti de celleux qui avaient basculé. La propriété, c’est de droite, non ? Et puis, on y était dans la représentation du couple cishet avec ses deux enfants, son chien et sa maison avec jardinet sur le devant.
Longtemps, je me suis interrogée: Avais-je abdiqué ? Cédé aux représentations et schémas de « la réussite sociale » ? Avions-nous acheté la maison pour nous ou parce que c’était ce qui était attendu des jeunes parents dans notre situation ?
Home sweet home, l’odeur de bougie, le plaid sur le canapé, les couleurs cosy, du blanc, du terracotta, tout bien à sa place… ce que jamais mon chez moi serait mais qui était quand même l’image qui courait à toute bringue sous mes paupières.
Cette ambivalence m’interrogeait.
De quoi « propriété » est le nom ? La possession et le droit absolu sur l’objet ? « Faire ce que je veux avec ? » Qu’est-ce que j’allais faire d’une maison alors ? Et puis, nous étions quatre et un chien. Et comment on fait pour habiter à quatre avec un chien en ayant la responsabilité d’une maison, en plus ?
Il a fallu donc deux saisons pour que le sentiment d’inconfort me quitte. Que je pense « propriétaire » autrement que négativement. Autrement que comme quelque chose qui marquait une avancée dans le monde capitaliste et son retentissement au milieu de mes idées et engagements. Comment l’anticapitalisme a-t-il pensé « la propriété » ? Voilà, voilà ce qui me manquait, des idées auxquelles me confronter, des idées pour nourrir et faire avancer ma pensée.
Jusqu’alors, la question avait été pour ou contre la propriété ? La propriété, c’est le vol et autres slogans de mon adolescence tournant en boucle dans ma drôle de tête.
Mes mains dans la terre, une taille de haie de pyracantha et des fleurs pour comprendre que la propriété pouvait être aussi autre chose, elle pouvait représenter « un rapport social dont l’essence est de préservée la chose appropriée »1. Ainsi, cette nouvelle sensation vertigineuse était une invitation à prendre soin et repenser le lieu sur lequel la maison était construite. J’ai pensé à Fatima Ouassak , soudain, les mots s’incarnaient sous mes yeux.
On n’est pas en position de protéger une terre en danger là où on est soi-même écrasé et sous contrôle permanent. On n’est pas en position de protéger une terre là où on n’a aucun pouvoir de changer les choses.2
Elle ne parle pas de la propriété. Elle parle des quartiers populaires mais c’était aussi vrai dans le cas des locataires qui sont bien souvent impuissant dans leur logement.
Après le premier hiver où j’ai découvert de petites h ellébores dispersées que j’ai doucement sorties de terre pour les planter dans un endroit qui correspondait davantage à leur besoin, un endroit où nous pourrions cohabiter, elles et nous, ça allait mieux. Cet hiver, je les attends. Je les guette.
La propriété, c’était aussi protéger ce morceau de terre qui avait été bétonné anarchiquement précédemment. Réaménager et laisser la terre prendre place, vivre avec elle (et la boue). Faire un potager et laisser les enfants aller dehors par n’importe quel temps. Vivre dedans et dehors, vivre avec les enfants et penser l’espace pour cette vie-là. Pas de blanc cocooning partout mais des bottes et des paillassons.
Ma fille aînée trouve que la presque île sur laquelle nous mangeons le soir est l’une des choses les plus incroyables de notre déménagement. La presque île et les voisines. Et c’est plutôt vraie. Choisir de s’éloigner de notre lieu de travail, nous retrouver dans une sorte de lotissement avec des voisins, ça changeait de l’appartement qui nous isolait. Des enfants qui ont le même âge que les miens, des enfants qui se retrouvent discuter au portail, qui dessinent à la craie sur les trottoirs ou font des tours de vélo au bout de l’impasse. Des petits messages, pour un sac de farine, dépanner de la monnaie au marché de Noël de l’école, partagé un thé avant de récupérer nos enfants, échanger le nom d’un artisan, des bulbes d’Iris. Ce déménagement, c’est aussi vivre autrement et transformer encore ma parentalité. Ou laisser la parentalité encore me transformer.
Je pense aussi en écrivant ces mots à l’épisode 5, Souvent, les mères disparaissent du podcast “Comment j’ai retrouvé ma mère”.3
Mais ce déménagement n’a pas été que ça. Dans la maison, le bureau – qui deviendra dans quelques temps une chambre pour enfant – a été la dernière pièce de la maison à être habitée. L’endroit où j’allais le moins ? Le canapé. Les usages sautaient aux yeux. L’occupation de la maison est l’illustration de l’agencement de nos existences. Je l’avais lu, je le vivais. C’est devenu une nouvelle forme d’interrogation, comment faire différemment ? Penser la maison différemment, comment faire de la place à nous toustes, partout. Comment ne pas céder à une polarisation des espaces, à une répartition genrée de l’espace-vie ?
Les idées fusent, il faut discuter et s’arrêter sur une idée, une réalisation. Ces conversations avec mon amoureux sont quelques choses de précieux. Si notre espace est genré donc (mon conjoint souvent dehors et moi à l’intérieur, par exemple) les travaux envisagés lèvent des barrières. Faire autrement. Réfléchir, mettre en place.
La conception de la cuisine a été criante pour cela. Des meubles un peu plus bas que la taille standard pour que ce soit adapté à ma taille, des meubles bas pour les enfants, deux plans de travail de deux tailles différentes pour que chacun cuisine le plus confortablement possible (et sans voir le budget travaux exploser). Eviter les angles droits, ouvrir sur la pièce de vie, ne pas en faire une pièce fermée et enfermante.
Et puis, la terre, une terre que j’ai retournée, touchée, plantée parmi mes premiers contacts avec cette nouvelle adresse. Je n’avais pas pensé cela. Je n’avais pas pensé que cette maison toucherait la part « écolo de mon engagement », qu’elle lui donnerait un corps de terre, de brique et de tuiles. Répondre à un besoin de vivre plus lentement, plus en lien avec le vivant. Ce lien avec le vivant dont parle Isabelle Sorente dans L’Instruction qui est définitivement mon livre de 2023. Réapprendre les saisons et les aimer différemment. Laisser ce contact influer sur mes lectures, il y a eu Des paillettes sur le compost de Myriam Bahaffou puis Et le désert disparaîtra de Marie Pavlenko et puis Un si petit Oiseau, il y a une La Femme et l’oiseau d’Isabelle Sorente et Peut-on aimer les animaux et les manger ? de Guillaume Meurice, il y a eu les livres de Mélanie Mardeley et les Léguminades qui ont fait leur rentrée sur mes étagères.
Maintenant, j’habite le monde depuis un endroit qui est le mien – le nôtre plus exactement. Je suis comme une petite fille, finalement. J’observe le jardin surtout mais j’ai aussi comparé milles matériaux pour la maison. Dans mon petit carnet jaune, on retrouve le nom des fleurs qui poussent à l’ombre ou le nom des haies qui sont aussi des ressources pour les oiseaux. Il y a des rouges-gorges dans le jardin et des mésanges, des étourneaux et une colombe. C’est ce que j’ai observé ces derniers mois. Je fouille le ciel, la terre et j’apprends.
C’est mon rapport au monde qui est à nouveau bouleversé, je retrouve des gestes de l’enfance. Et c’est quelque chose qui m’apporte un bien monumental. C’est entre ces murs choisis par nous, peints par nous, décorés par nous, habités par nous, que j’ai laissé mon corps cédé à la fatigue d’une nouvelle grossesse et d’un rythme qui ne me convient plus. Baisser les armes parce que je me sens accueillie.
2023 a été une année de stress, de travaux, d’angoisse, d’accélération mais surtout un pas immense vers ce à quoi j’aspire finalement. Habiter le monde autrement et transmettre à mes enfants le goût des possibles, du vivre autrement. Renouer avec le temps.
Je vous souhaite une très belle fin d’année au milieu d’un monde terne, cultiver vos joies, prenez soin de vous.
je vous retrouve très vite pour le Rituel des 12 jours via Instagram et/ ou Le Journal de la joie, newsletter payante dans laquelle j’explore mon rapport à l’écriture et des bribes d’inspiration et un peu plus tard en Janvier pour une nouvelle infolettre.
Elia
Propriété. Le sujet et sa chose, Gérard Mordillat et Christophe Clerc.
Pour une écologie pirate, Fatima Ouassak